Bouillonnant Soudan

Les Jango, deuxième livre traduit du Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin après Le Messie du Darfour, est un roman enthousiasmant des marges et des frontières, aussi libre et vivant dans ses thèmes que dans sa forme. Porté par une écriture fluide, toujours en mouvement, il croise voix, histoires et langues, pour faire de prostituées, fabricantes d’alcool, ouvriers saisonniers ou coupeurs de routes de mémorables personnages romanesques. Ce livre anticonformiste a valu à son auteur aussi bien l’important prix littéraire Tayeb Salih que la censure et l’exil.


Abdelaziz Baraka Sakin, Les Jango. Trad. de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin. Zulma, 352 p., 22,50 €


Dans l’est du Soudan, à la frontière de l’Éthiopie et de l’Érythrée, le terme « Jango » désigne les ouvriers agricoles qui récoltent le sésame et le sorgho. Au fil des saisons, selon qu’ils enchaînent la coupe de la canne à sucre, son raffinage, le défrichage ou la fabrication du charbon de bois, leur dénomination change, mais « durant toute l’année les femmes le[s] nomment Faddadi. De même, les hommes surnomment les femmes qui fabriquent de l’alcool, comme la marissa et l’aragi, les Faddadiyyat ». Jango, femmes et alcool sont les personnages principaux d’une histoire collective plutôt qu’individuelle, dans laquelle de nombreux mots ne sont pas traduits. On les devine tirés de l’amharique, du tigrinya ou de dialectes locaux, qui se combinent à l’arabe, « la langue de la frontière ». Plusieurs personnages féminins le soulignent : dans ce milieu de passages et de mélanges, les appartenances tribales, ethniques, nationales, ont peu de sens.

Abdelaziz Baraka Sakin, Les Jango

Abdelaziz Baraka Sakin © Patrice Lenormand

Chacun a eu plusieurs vies. Comme le narrateur qui fut fonctionnaire, chômeur, puis voyageur oisif accompagnant son ami fortuné, avant de se faire petit cultivateur pour s’enraciner dans la région qu’il a appris à aimer. Même s’ils sont peu décrits, la terre, ce pays de champs, de rivières et de forêts, la petite ville d’al-Hilla, s’installent avec une grande force romanesque grâce aux relations humaines qui s’y nouent. La parcelle que le narrateur a achetée ou « La Maison de la Mère » permettent les échanges qui sont le moteur de l’intrigue. Ainsi, le logement du narrateur et la Maison de la Mère sont éloignés d’un kilomètre par les rues, mais de beaucoup moins par les cours qu’on peut traverser si l’on s’entend bien avec leurs habitants, avec qui on discute évidemment.

Certaines femmes, entre des périodes de prostitution, ont été mariées, répudiées, remariées ; d’autres ont combattu dans le Mouvement populaire de libération de l’Érythrée. Des Jango furent contrebandiers, bandits, « falouls » ou « shiftas » – tel Mengistu Haile Maryam, le président de l’Éthiopie marxiste – et vont le redevenir. Rien n’est figé dans la société des Jango qui ne possèdent que ce qu’ils portent sur eux, pas plus que dans un roman où, au rythme des rencontres, des cafés partagés et du cognac éthiopien, se déploient des histoires qui parfois s’interrompent net, pour reprendre cent pages plus loin. Même si cela peut déconcerter au début, les fils finissent toujours par se nouer, traçant des trajectoires plutôt que des portraits, des gestes plutôt que des jugements. Les identités sont sans cesse à recréer dans les « conférences » et les « séminaires » autour d’un verre, où l’on cherche à savoir qui est vraiment l’autre, qui couche avec qui, comment, et qui aime qui.

La moindre élégance du roman d’Abdelaziz Baraka Sakin n’est pas de présenter ce milieu de marginaux comme une société naturelle, sensée et policée, où l’on travaille, discute, aime, s’amuse comme dans n’importe quelle autre, au point que, pendant longtemps, on n’est pas vraiment sûr des activités de la Maison de la Mère. Les personnages des Jango se dessinent de plus en plus fortement à mesure que leurs interactions se développent. Le narrateur, intellectuel autant qu’homme ordinaire, à trente-cinq ans, découvre l’amour avec Alam Gishi, et tant d’amitié chez les Jango d’al-Hilla qu’il épouse leur cause et leur vie. Son alter ego aisé, curieux et provocateur, plus extraverti, ne reculant devant aucune situation scabreuse, lui cède peu à peu le devant de la scène alors que le ton du livre se fait plus grave. Certainement parce que sa relation « avec cette région n’était qu’une forme de tourisme un peu rude ». Addaï, la Mère, veille sur tous, tandis que Safia, la « Jangojorayya », mène la même vie rude que les hommes saisonniers. Alam Gishi, l’Éthiopienne envoûtante et déroutante, se livre à des foucades si extrêmes qu’elles ne s’expliquent que si un djinn se cache en elle. Wad Amouna, enfin, à la fois maître de cérémonie raffiné et intermédiaire équivoque, sage et corrompu, personnage focal du roman l’ouvrant et le fermant, reste une énigme, un creux autour duquel peut tourner toute l’histoire.

Abdelaziz Baraka Sakin, Les Jango

Wad Amouna fut élevé dans la prison de Gadaref où sa mère purgeait une peine pour avoir fabriqué de l’alcool. Dès le chapitre 2, cette enfance installe un implicite politique. En apparence à l’opposé d’un roman militant, Les Jango développe une dimension engagée de plus en plus claire. Toujours implicitement, tranquillement. Au fil des récits apparaissent un village rasé au Darfour, des souvenirs d’emprisonnement, la répression policière, des camps de réfugiés, ou le plus grand succès des Éthiopiennes par rapport aux Soudanaises car « ces dernières étaient excisées et dépourvues de tendresse, ceci bien sûr étant lié à cela ». L’installation d’une banque à al-Hilla, les bouleversements qu’elle entraîne comme les espoirs qu’elle déçoit, poussent les Jango et les bédouins à la révolte. La fin du livre n’élude pas le tragique d’existences vouées à la dépossession et à la solitude, terminées pourtant avec sérénité, comme celle de Moukhtar Ali, le père spirituel du narrateur, sous « l’Arbre de la Mort », à Farig Girish, en Éthiopie.

Le charme du livre s’accentue au fil de la lecture parce qu’Abdelaziz Baraka Sakin tient son parti pris de liberté et de bâtardise dans tous ses aspects. Roman de la frontière, Les Jango maintient le doute et l’ambiguïté sur ses personnages. Souvent, plusieurs versions du même récit se contredisent sans que l’une d’elles s’impose plus que les autres. Plusieurs protagonistes – Safia, Alam Gishi, Wad Amouna – restent mouvants, superposant les natures et les identités, humaine et animale, humaine et magique, masculine et féminine.

Roman picaresque immobile, où chaque personnage rencontré par le narrateur apporte son parcours et son milieu, Les Jango exprime toute la richesse des sentiments, en les articulant à l’influence d’une région ou d’un contexte socio-politique. Le roman insoumis d’Abdelaziz Baraka Sakin célèbre et illustre tant la liberté en littérature qu’on comprend qu’il ait choqué un pouvoir autoritaire et bigot. Après tout, le narrateur affirme : « Une femme qui vend son corps est plus noble qu’un homme qui passe son temps en dévotion ».

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