Créer avec de la boue

« Une écriture vraie et sale » : c’est ainsi que Céline Gahungu caractérise les textes de l’extraordinaire – par l’imagination poétique, l’intelligence éthico-politique, la puissance de réalisation – auteur congolais (né au « Congo belge » en 1947 et mort au Congo-Brazzaville en 1995) que fut Sony Labou Tansi.


Céline Gahungu, Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain. CNRS Éditions, 288 p., 26 €


Par ces mots, elle reprend ceux de Sony lui-même. Ce dernier ne veut-il pas une écriture « qui pue le sang » ? Des images non moins féroces s’étaient imposées à son grand aîné Tchicaya U Tam’si pour dire sa découverte de la poésie de Sony : « Il est venu chez moi sous la forme d’un poème, et ce poème était un étoilement de viande, de sang, de viande déchirée. »

Céline Gahungu, Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain

L’écrivain congolais Sony Labou Tansi © Fonds Jean-Loup Pivin. Avec l’aimable autorisation des ayants-droits

Il ne faut pas se sentir obligé, en lisant Sony – ou en disant ses poèmes,  ou en jouant son théâtre – d’en rajouter dans l’éruptif. L’un des mérites du désormais nécessaire ouvrage de Céline Gahungu, c’est de ne pas jouer une facile identification ; c’est d’interroger, avec rigueur et subtilité, cette œuvre dans le temps de sa naissance et de nous faire découvrir par quels efforts ces poèmes, ces romans, ce théâtre, ont arraché à des conditions historiques souvent hostiles leur possibilité.

On rencontre chez Sony la plus lucide des intelligences, voire une ironie féroce, en même temps que des moments de jubilation. À lire la moindre de ses pages, on a le souffle coupé par la liberté et la complexité de sa pensée poétique qui, instantanément, se ramifie… Vingt-cinq ans après la mort précoce de leur auteur, nous avons tant encore à recevoir de ses poèmes, romans ou pièces de théâtre (sans compter ses essais ou ses lettres), et de ce qu’ils ont su capter dans leurs réseaux perpétuellement mobiles !

L’œuvre de Sony, après (de son vivant) plusieurs refus ou en dépit de trop de réticences, aura été abondamment publiée par plusieurs éditeurs : la Revue Noire, le Seuil, Hatier, Le Bruit des autres, etc. Elle a fait l’objet de travaux remarquables – dont le livre de Xavier Garnier Sony Labou Tansi. Une écriture de la décomposition impériale (Karthala, 2015). Des Poèmes de Sony, une édition monumentale (qui nous donne à découvrir les gestes mêmes, tellement significatifs, de l’écriture de Sony) a été réalisée la même année (dans la collection « Planète libre », aux éditions du CNRS ) par Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, en collaboration avec Céline Gahungu.

Céline Gahungu, Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain

Manuscrit de Sony Labou Tansi [La Raison, le pouvoir et le béret] © Bibliothèque francophone multimédia de Limoges. Avec l’aimable autorisation des ayants-droits

Sony ? On le reconnaît à la moindre des phrases de ses romans, dans trois répliques de son théâtre, ou en recevant une poignée de ses vers comme en pleine figure. Jamais, pourtant, l’auteur de Vers au vinaigre n’aura consenti à se créer une « identité » qu’il aurait été dès lors voué à confirmer. Des « museaux de rechange » : voilà ce qu’il ne cessa de montrer – d’offrir ou d’opposer – à ses lecteurs. Ironique envers tout ce qui, de lui-même, aurait pu se faire posture une fois pour toutes identifiable, il ne cessa jamais de « riposter à sa gueule ».

C’est donc aux débuts de Sony, à la « naissance d’un écrivain », que s’attache Céline Gahungu dans un ouvrage tout de précision et d’acuité dans la pensée historico-critique. Durant tout le temps de sa trop courte vie et de ses fiévreuses tentatives, Sony Labou Tansi se présenta, écrit-elle, « sous les traits d’un écrivain en devenir, soucieux de sa genèse », voire en perpétuelle naissance.

Comment, dans des conditions historiques souvent catastrophiques (Céline Gahungu évoque « le feu des coups d’État avortés ou aboutis, des procès politiques radiodiffusés, des convulsions révolutionnaires et des tensions ethniques avivées »), cette œuvre multiple a-t-elle pu arracher sa propre possibilité ? La liberté d’écriture de Sony et sa lucidité – sa mordante intelligence poétique – sont saisissantes.

Céline Gahungu, Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain

Lettre de Sony Labou Tansi à José Pivin, 3 mai 1975 © Fonds Jean-Loup Pivin. Avec l’aimable autorisation des ayants-droits

On est heureux de découvrir dans ce volume d’une belle et sobre réalisation quelques reproductions de manuscrits de Sony. Ainsi pourrait-on s’arrêter à la page qu’il a écrite et dessinée pour y faire apparaître le titre Vers au vinaigre : les lettres en sont dessinées en petits assemblages d’ossements, ainsi que l’est un brasier qui, sommairement tracé sous elles, semble menacer de les brûler… « La pictographie inventée par Sony Labou Tansi, souligne Céline Gahungu, est la trace d’une écriture totale et performative qui atteindrait directement le lecteur. »

Ce qui nous est retracé des confrontations de Sony avec les secousses ou dérives que connaissait en son temps le Congo est, poétiquement et politiquement, passionnant. Sony s’emporte  contre « l’idéologie du Parti Congolais du Travail, sa praxis politique et son personnel ». Comme l’écrit encore Céline Gahungu : « Au regard de la littérature congolaise du tournant des années soixante, la singularité de Sony Labou Tansi tient à la manière dont il opère la greffe de la fièvre révolutionnaire : dans des pages au vitriol s’assouvit sa rage contre un régime politique contesté. »

Rien n’est jamais inerte chez Sony. Tout, dans les situations réelles ou imaginaires qu’il met en scène, prend sens et valeur, tout s’anime, et brûle, se complexifie pour se simplifier brusquement en un élan, en un tracé qui va rester  en suspens. Ce qui chez d’autres deviendrait stérétoype – fût-il d’avant-garde –, Sony le secoue avec une libre ironie. Ainsi fait-il de « l’engagement » à la mode chez les intellectuels français un « enragement ».

Céline Gahungu, Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain

« Je vais apprendre à écrire des livres, des vrais », avait-il proclamé. Et dès lors, il ne se sera rien interdit. Roman, théâtre, essai : Sony, on le sait, n’aura été enfermé dans aucun genre – même s’il est clair que, pour lui, être écrivain, ce fut toujours penser et dire en poète.

Écrire en français ne devait évidemment pas assigner le jeune Congolais à quelque imitation des auteurs français : « Il n’était pas question, écrit-il, de cracher des beaux mots de France après avoir respiré la foudre. Non. Il fallait dire ce qu’on dit chez nous avec une bouche de chez nous… » Avec Céline Gahungu, on peut suivre ses rapports avec la France, avec les institutions culturelles, les éditeurs et, surtout, avec ses plus proches amis, José Pivin, Françoise Ligier.

Les débuts de Sony ? Ils n’auront jamais été pour lui du passé. Sony restera intensément contemporain de tous ses propres moments d’écriture. Dans des propos que Bernard Magnier recueillit et publia en 1985, on lit : « Je suis ma plume et mon encre. Ce qui signifie que j’écris pour être vivant, pour le demeurer. Le premier mot écrit, il y a environ vingt-sept ans, a pour moi la même valeur que le dernier que j’écrirai. Je sais que je mourrai vivant. »

Céline Gahungu nous montre comment Sony Labou Tansi s’est fait et n’aura jamais cessé de se refaire écrivain : c’est à nous, désormais, de devenir ou de redevenir les lecteurs de cette œuvre extraordinaire.


Cet article a été publié par Mediapart.

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