La mémoire est dans les objets

« Maria est un service de porcelaine blanche », pas une femme aux vies multiples. L’incipit du dernier livre de Hanna Krall, Les vies de Maria, place immédiatement le lecteur face à cet objet « créé il y a cent ans », qui a eu plusieurs propriétaires et une vie mouvementée. Il fournit à la journaliste polonaise autant de bribes d’événements, de traces, de personnages, à partir desquels elle rapporte des histoires et transmet une mémoire juive de la Shoah. Telle est sa manière : proximité et spontanéité, souligne sa traductrice, Margot Carlier, qui la rend très bien.


Hanna Krall, Les vies de Maria. Trad. du polonais par Margot Carlier. Noir sur Blanc, 160 p., 18 €


Hanna Krall se nourrit de témoignages reçus ou trouvés dans des archives, et de sa propre expérience d’enfant cachée, en Pologne, sous l’occupation allemande. Dans un de ses premiers ouvrages, La sous-locataire (Autrement, 1995), elle s’était mise en scène elle-même en « petite fille juive » aux longs cheveux noirs et au regard sombre. Dans celui-ci, l’enfant revient au premier chapitre, au point que l’on se demande si ce n’est pas elle. La scène a été utilisée dans Le Décalogue (1988), un film de Krzysztof Kieślowski (huitième chapitre : « Tu ne mentiras pas »). Une petite fille juive est conduite à une grande table couverte d’une nappe blanche, face à un couple de bons catholiques qui doit la parrainer lors de son baptême à l’église ; c’est la guerre, ça peut la sauver des nazis. Au dernier moment, ils refusent car ils ne veulent pas mentir devant Dieu. L’enfant doit fuir avec l’homme qui l’avait amenée, elle disparaît, on suppose qu’elle sera cachée dans un grand appartement, en double clandestin d’une petite blonde, qu’elle deviendra ainsi la sous-locataire.

Hanna Krall, Les vies de Maria

Hanna Krall © Krzysztof Dubiel

Bien après la guerre, une journaliste – la jeune fille, en fait – retrouve la trace du « parrain », un certain JS, déjà décédé. C’était un résistant communiste lorsqu’il a croisé la petite fille, puis il a été un officier de la Sécurité publique (police politique) chargé de superviser, en 1945, les transferts de populations allemandes des territoires « recouvrés » à l’ouest de la Pologne, et d’assurer le repeuplement de la zone par des Polonais rapatriés de l’Est perdu ; « il expulsait les premiers et surveillait les seconds ». Un jour, une Allemande échangea avec la femme de JS « un morceau de lard et de pain pour la route » contre ce service de porcelaine blanche qu’est Maria. On comprend alors l’enchaînement : JS connaissait un artiste peintre, un comte allemand, dont la fille s’était liée avec une jeune femme responsable du chantier de rénovation de la toiture du manoir du comte ; laquelle jeune femme avait été l’amie de Milena Jesenská, la journaliste pragoise aimée de Franz Kafka. Elles organisaient ensemble le passage de Juifs et de socialistes entre la Bohême et la Pologne en 1938-1939, dans « une Aero blanche cabriolet, avec une capote noire et des ailes marron » que conduisait le jeune frère du comte, dont était amoureuse la fille de Milena… etc. Autant d’éléments, de vies et de morts, d’indices, de détails, qui s’imbriquent en fragments numérotés et divisés en cinq parties.

D’abord trois parties, publiées en 2011, qui suscitent des réactions de lecteurs, la découverte d’autres liens, et la rédaction de deux chapitres complémentaires. L’histoire de JS et de sa femme encadre le devenir du service de porcelaine : après avoir été lié à des procès de liquidation d’opposants au sein de l’appareil communiste, JS, mêlé à des affaires de corruption, meurt lors de son procès, avant de connaître le verdict. Sa femme, celle qui avait refusé d’être marraine au baptême de la « petite juive », finit par faire estimer le service de porcelaine par des antiquaires, et le vendre. « Il y a eu largement de quoi payer un monument funéraire. Pour elle et son mari. »

Hanna Krall se laisse porter par le fil de cette histoire qui la concerne directement, elle le noue avec beaucoup d’autres fils et forme un écheveau indémêlable de voix et de destinées, qui dessine une figure expressive du sort des Juifs en Pologne occupée, et après la libération par l’Armée rouge. Les scènes se succèdent, accablantes. Il y a les rafles ordinaires. Par exemple,  le 7 mai, 3 000 Juifs sont rassemblés sur la place d’Osmolice, un gros bourg. Il faut payer une rançon, un chapeau circule : « Les gens y jetaient des montres, des alliances, des bagues et de l’argent. Les Allemands prirent le chapeau, puis ordonnèrent aux Juifs d’aller sur la route de l’Est. » Un détail résume à lui seul l’hyper-violence du moment. « Le vent arracha la casquette de la tête d’un Juif et l’envoya dans un jardin, entre des pommes de terre. L’homme s’arrêta et fit demi-tour. Un Allemand lui tira dessus. Le Juif courut un moment encore, se baissa, ramassa sa casquette… On le retrouva le lendemain, étendu dans un fossé, sa casquette sur la tête, mais sans chaussures. C’était une casquette misérable, tandis que les chaussures, elles, étaient de bonne qualité. »

Hanna Krall, Les vies de Maria

On croise des héros, des personnes courageuses, des victimes ordinaires. Certains ont résisté et sauvé des voisins juifs, peu s’en sortent. Le monde que se remémorent les rescapés est peuplé de traîtres et de mouchards, beaucoup de mouchards, des lâches, c’est la toute-puissance de la peur. Des souvenirs inaltérables traînent dans la tête de vieilles personnes qui radotent dans une maison de retraite : « Qui a mouchardé ? Certainement pas nos voisins. Peut-être le mari de celle de gauche… il ne me plaisait pas ce type. » Parfois, un mot suffit pour inscrire à jamais un souvenir. « Un jour, le fils d’Esther-Elżbieta s’était bagarré avec un camarade. En passant à côté de la caserne, celui-ci cria : “Jude ! Monsieur l’Allemand, c’est un juif, lui !” Le soldat allemand s’arrêta, les dévisagea et repartit dans la direction opposée. Peut-être avait-il cru à une plaisanterie. Cet après-midi-là, il n’avait visiblement pas envie de tuer. » Le souvenir de ce bref instant s’est installé dans la tête des garçons, chacun a entretenu sa haine ; pourtant, détail essentiel, ce fait est à l’origine d’un comportement étrange, presque un rituel : « Le fils d’Esther-Elżbieta ne joua plus avec ce garçon, mais il continua à le saluer le premier. Sa mère lui répétait toujours : N’oublie pas que tu dois te montrer poli. Il disait donc : Salut ! Le copain lui répondait : Salut ! Pas un mot de plus. Aujourd’hui, la guerre est finie. Ils habitent la même petite ville. Ils se croisent parfois dans la rue, de plus en plus voûtés, les cheveux blanchis. Salut ! dit le fils d’Esther-Elżbieta, toujours le premier, curieusement. Salut ! lui répond son copain. Et pas un mot de plus. »

Au sortir de la guerre, l’autodestruction et la violence ont continué de saper la société. Le « nouveau monde » communiste a voulu tout enterrer. En vain. Il y eut l’expérience des prisons, les tortures, des assassinats de résistants, et de Juifs encore. Hanna Krall raconte comment, en juin 1945, s’étaient retrouvés dans un village six Juifs rescapés, « très bien accueillis. Tout le monde partit dormir ». Ils étaient heureux de goûter enfin la liberté. « Ils furent réveillés par un grand vacarme, des inconnus se trouvaient dans la maison. Des hommes armés leur ordonnèrent de sortir dans la rue. […] Trois personnes ont survécu. La femme qui a fait semblant d’être morte, l’homme qui s’est enfui et la jeune fille du village. Trois personnes ont été tuées : la femme enceinte, le garçon âgé de vingt ans et la jeune fille de Varsovie, qui avait survécu à Majdanek et à Auschwitz. Qui ne connaissait pas le village et n’en avait même jamais entendu parler. »

Le style d’Hanna Krall est direct, parfois dru. Ses récits restituent ce qui subsiste dans les têtes, un monde de blessures et d’incompréhensions. Sans fioritures, simplement. Au plus près de ce que révèlent les traces et les détails qu’elle a recueillis. Hannah Krall reconstitue un temps que l’on a voulu effacer, en retrouvant les voix des victimes, avec une délicatesse, une réserve, une fidélité que ce livre exprime magnifiquement.

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