Décamérez ! Le noir (j23)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-troisième jour de confinement : « histoire de rêves ».

On pense ce que l’on veut de cette chose étrange que sont les songes – tout est possible : vérité ou mensonge, fiction ou réel pur.

Le Noir, à Brescia, avait une fille, Andrea. Charmante. Elle voyait en secret un certain Gabriel. Charmant lui aussi. Ils s’étaient mariés en secret. Elle rêva une nuit qu’elle était dans le jardin de son père avec son ami ; qu’elle le tenait dans ses bras ; que dans cette situation elle avait vu sortir du corps de son amant quelque chose de noir et d’abominable dont elle n’avait pu démêler la forme ; que ce je ne sais quoi avait, malgré ses efforts, arraché son amant d’entre ses bras ; qu’ensuite cette espèce de fantôme avait disparu, après s’être roulé un moment par terre.

Andrea s’était réveillé en sursaut, en sueur. Elle comprit que ce n’était qu’un rêve, mais elle avait terriblement peur de le voir advenir. Elle tenta d’empêcher Gabriel de venir au jardin ce soir-là. En vain – il voulut la voir.

Il faisait nuit. Ils marchèrent un moment dans la roseraie, puis ils allèrent s’asseoir en bord de fontaine. Ils se caressèrent. Gabriel voulut soudain savoir pourquoi elle avait tant insisté pour qu’il renonce à venir. Il lui souriait : elle raconta son rêve.

Il éclata de rire – les songes ne sont rien ! Lui aussi avait fait un cauchemar horrible.

Il chassait dans une belle et vaste forêt. Il rencontrait une biche extrêmement blanche, qui s’était mise à le suivre. Il caressait le col de ce bel animal. De peur de le perdre, il lui mettait un collier d’or, avec une chaîne qu’il tenait dans sa main. « Après avoir marché quelque temps, je m’arrête pour me reposer. Je mets sur mes genoux la tête de la biche, qui paraissait très fatiguée. Tout à coup, sort de je ne sais où une lionne – noire, affamée. Ce monstre se jette sur moi. Elle me déchire le flanc gauche, comme pour m’arracher le cœur.

Je ne pouvais pas fuir, j’étais paralysé. »

Décamérez ! J23 La nuit ou histoire de rêves

© Gallica/BnF

À son réveil, la sensation de la douleur était intense – il avait tâté son flanc, horrifié : il n’avait rien. Ce n’était rien. Il fallait se rassurer.

Gabriel riait en lui caressant les cheveux, mais ce second rêve redoubla les frayeurs d’Andrea. Elle les garda pour elle. Pour mieux donner le change sur les noirs et confus pressentiments qu’elle avait, et pour tâcher de les oublier elle-même, elle l’embrassait et le caressait de temps en temps, mais elle n’était pas vraiment avec lui. Elle le dévisageait avec inquiétude, et détournait constamment ses regards pour les porter, au loin, de tous les côtés du jardin : elle vérifiait que ne surgissait aucune ombre noire.

Soudain Gabriel s’écroula, d’un seul coup, à ses pieds.

Elle se précipite pour le relever, appuie sa tête contre ses genoux, et lui demande, éperdue, ce qu’il a. Le jeune homme, sueur froide au visage, n’a pas la force de répondre. Il suffoquait. L’instant d’après, il perdait connaissance.

Elle l’appelle, porte ses mains tremblantes sur tout son corps pour voir s’il vit encore. Il était raide, et froid comme la glace. Alors elle appelle. Sa femme de chambre arrive en courant. Andrea, sanglotant, lui fait part du malheur qui vient d’arriver. Elles tentent de le ranimer. Il était trop tard.

Elle avait perdu ce qu’elle avait de plus cher au monde. Elle ferma les yeux du mort, délicatement, en pleurs.

« Il a toutes mes larmes. Je veux qu’il ait aussi celles de nos parents. »

Elle alla chercher une pièce de drap de soie dans une armoire. Elles enveloppèrent le cadavre. Andrea voulait qu’on lui rendît les derniers devoirs, qu’il ait une sépulture digne de lui. Elle lui glissa au doigt l’anneau qu’il lui avait offert et le baigna de larmes. « Si ton âme voit mes larmes, si quelque sentiment reste au corps quand l’âme en est séparée, reçois avec reconnaissance, mon amour, le dernier présent que te fais celle qui t’a tendrement aimé. »

Le jour approchait. Elle le soulevèrent comme elles purent et se mirent en devoir de porter le mort sur le seuil de sa porte. C’est alors qu’elles croisèrent une patrouille de police. Les deux femmes furent arrêtées, sans faire de résistance.

Andrea fut interrogée. Elle raconta tout, le réel et les rêves. On fit venir son père ; le corps de Gabriel fut autopsié : Andrea était innocente – Gabriel était mort d’un abcès qu’il avait près du cœur. Le Noir, qui s’était précipité à la convocation, retrouva avec horreur une fille effondrée, rongée de culpabilité, lui demandant pardon. Il était vieux, bon et sensible : il reconnut le mariage des deux jeunes gens à titre posthume, prit dans ses bras sa fille avec douceur pour la ramener à la maison, inconsolable et perdue.

Gabriel, qui était mort brutalement, si jeune, fut honoré par d’émouvantes funérailles. Toute la ville était là.

Andrea se retira du monde.


Voir aussi, en suivant ce lien, le « Noir sur marron » de Mark Rothko.
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.