Marlen Haushofer ou la scène humaine

La traductrice et éditrice Jacqueline Chambon offre au lecteur francophone la possibilité de lire Une poignée de vies, de la romancière autrichienne Marlen Haushofer (1920-1970).


Marlen Haushofer, Une poignée de vies. Trad. de l’allemand (Autriche) par Jacqueline Chambon. Jacqueline Chambon, 186 p., 19 €


À propos de Portrait de femme, Henry James disait que « la littérature d’imagination habite une maison qui n’a pas une seule fenêtre, mais des millions, ou plutôt un nombre incalculable de fenêtres possibles ; chacune d’elles a été percée ou pourra encore être percée dans sa vaste façade suivant le besoin de voir de chaque individu et suivant la pression exercée par sa volonté ». Et d’ajouter que ces ouvertures donnent toutes sur une scène humaine. La maison de la création bâtie par Marlen Haushofer a des fenêtres qui donnent toutes sur une « poignée de vies ».

Pourtant, son œuvre la plus fameuse décrit une femme qui, avec son chien et sa vache, lutte méthodiquement pour ne pas aller à la dérive dans un paysage d’après apocalypse. Entre Robinson Crusoé et La route de Cormac McCarthy, Le mur invisible est le roman de la survie, le journal d’une héroïque rescapée, qu’un mur invisible sépare de tout, et qui écrit pour ne pas perdre la raison.

Marlen Haushofer Une poignée de vies

Extrait de « Le Mur invisible », film de Julian Roman Pölsler sorti en 2013 et tiré du roman de Marlen Haushofer. © Bodega Films

Dans Une poignée de vies, traduit avec une grande finesse par Jacqueline Chambon, c’est sur des scènes humaines que donnent les fenêtres de la littérature de Haushofer. Ce n’est plus une atmosphère de fin du monde, mais un univers où vie et mort se mêlent, faisant penser à une de ces histoires de fantômes de Henry James. La survie est une nouvelle fois au centre d’un roman de Marlen Haushofer, mais dans ces pages le passé et l’enfance sont revisités parfois de façon presque fantastique, de telle sorte que les pistes sont brouillées et que les époques sont évoquées avec autant de précision que de nostalgie clairvoyante.

Quand une femme donnée pour morte joue les revenantes, comme dans Une poignée de vies, publié en 1955, et tourne son regard vers le passé, elle chamboule les repères mais pour mieux tirer les leçons de ce qu’elle a vécu et réviser ses points de vue : « L’enfance n’est pas douce et idyllique, mais le rude champ de bataille de combats amers sous le masque de joues roses, d’yeux ronds et de lèvres innocentes. Et ces combats étaient si mortels que la plupart des gens cherchaient à les oublier à tout prix et préféraient croire qu’après des années de jeux superficiels et de larmes vite essuyées on entrait alors dans la vraie vie. » Cette réflexion est celle de Betty, qui retourne dans la maison qu’elle a habitée jadis, sans que personne ne sache qui elle est. Des photos retrouvées ressuscitent des souvenirs : elle découvre soudain que c’est « une poignée de vies » qu’elle tient entre ses mains.

Marlen Haushofer Une poignée de vies

Elle se rappelle les trois amies, Margot, Käthe, elle-même, pensionnaires d’un couvent, et les sentiments complexes qui les liaient. Ambivalence, colère, chagrin : Margot était douée et pleine de vie, Käthe serviable et généreuse, Betty un peu double, fascinée par Heinrich von Kleist, surtout par sa Petite Catherine de Heilbronn (ou l’amour absolu), et hantée par l’idée de mourir un jour, à tel point qu’elle se représente comme un corps en décomposition, exhalant une puanteur infernale.

Tout destinait Betty à devenir « une gentille femme amicale un peu distraite » dont l’existence serait rythmée par des promenades avec son enfant, des lectures de romans et des visites : « Une de ces femmes dont la volonté est brisée et qui ne sont plus tout à fait réelles ». Au lieu de quoi elle tente l’échappée belle, se délestant d’un poids et fuyant tout ce qui jusque-là l’avait entravée.

Betty la prisonnière – de sa vie conjugale, de sa propre image et d’une certaine idée qu’elle se fait de la femme – se transfigure. Ce qui est passionnant dans le roman, c’est la manière dont une femme, prise dans des rets destructeurs, parvient à se défaire de liens qui auraient pu l’annihiler. Mais ce portrait de femme est aussi le portrait d’une amitié équivoque. Finalement, cette Poignée de vies tient en un mot : ambiguïté. La captive ne s’affranchit qu’en jouant de toutes les ambiguïtés.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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