L’homme quadridimensionnel

Il y a exactement cinquante ans paraissait Speech and Reality d’Eugen Rosenstock-Huessy (1888-1973). L’auteur y défend l’idée que la grammaire doit constituer le véritable organon de la recherche en sciences sociales.


Eugen Rosenstock-Huessy, Speech and Reality. Argo Books,  202 p., 15 €


Un mot de présentation de cet auteur dont on ne parle plus guère aujourd’hui que parce qu’il a été l’ami intime et le correspondant de Franz Rosenzweig. Eugen Rosenstock naquit à Berlin de parents juifs. Il se convertit au christianisme à la fin de l’adolescence. Docteur en droit puis docteur en philosophie, il devint professeur à l’université de Breslau avant d’émigrer en 1933 aux États-Unis, où il passa le reste de sa vie, enseignant d’abord à Harvard, ensuite au Dartmouth College.

Selon Rosenstock, la société est menacée par quatre maux. La réalisation complète de l’un d’entre eux suffirait à la détruire. Ces maux sont l’anarchie, la décadence, la révolution et la guerre. L’anarchie (encore appelée « crise » ou « dépression »), c’est le manque de solidarité interne, un « défaut de coopération et d’inspiration commune ». La décadence, l’inaptitude à envisager l’avenir, à transmettre. La révolution, la volonté de liquider le passé. Quant à la guerre, c’est la tentative de s’approprier un territoire extérieur.

Or, ces maux ont leur traduction dans le langage. Dans l’anarchie, les mots n’ont plus le même sens pour les divers locuteurs qui les emploient. C’est comme si, observe Rosenstock, les membres d’un équipage ne parlaient plus la même langue. Dans le cas de la décadence, un langage vivant fait place à des formules mortes, un rituel pétrifié. Lors des révolutions, le langage du passé est dénigré (on peut aller jusqu’à changer les noms des mois du calendrier). La guerre est l’absence de toute parole. C’est pourquoi la paix ne peut succéder immédiatement à la cessation des hostilités : « Cela prit dix ans après la Seconde Guerre mondiale avant que le vainqueur se mette à parler. Il n’y eut donc pas de paix entre 1945 et 1955. » Rosenstock, témoin de la première heure des ravages du nazisme, note encore : « La destruction de la langue allemande entre 1933 et 1939 est, je crois, l’un des événements les plus rapides et les plus radicaux de tous les temps dans le domaine de l’esprit et de la parole. »

Si les quatre maux identifiés par Rosenstock font tous quelque chose au langage, c’est que celui-ci est précisément l’arme dont dispose la société pour les combattre. L’homme est au cœur de ce que Rosenstock appelle « la croix de la réalité », un double axe temporel et spatial qui définit les quatre dimensions humaines fondamentales : l’histoire et la destinée en ce qui concerne le temps ; la société et le monde pour ce qui est de l’espace. Par l’intermédiaire du langage, la recherche sociale vise à restaurer l’unanimité, la foi, la loyauté, un pouvoir efficace – auxquels s’opposent respectivement l’anarchie, la décadence, la révolution et la guerre. Quatre modes de discours correspondent à ces quatre dimensions : « Les hommes raisonnent, les hommes font des lois, les hommes racontent des histoires, les hommes chantent. Le monde extérieur est expliqué, le futur est régi, le passé est raconté, l’unanimité du cercle intime s’exprime dans le chant. » « À travers la parole, écrit Rosenstock, la société maintient ses axes temporel et spatial. » « Par la parole humaine, dit-il encore, l’espace et le temps sont créés. » Et la méthode grammaticale est la façon dont l’homme devient conscient de sa vocation quadridimensionnelle.

Eugen Rosenstock-Huessy, Speech and Reality

Eugen Rosenstock-Huessy © Eugen Rosenstock-Huessy Fund

Pour Rosenstock, cette méthode est la seule qui puisse éclairer ce qu’il considère comme le premier cri de la conscience humaine : « Audi, ut vivamus ». Elle l’emporte, de ce point de vue, sur les deux thèses concurrentes qui, historiquement, se sont disputé l’explication du monde, la thèse théologique et la thèse scientifique. La méthode grammaticale a en commun avec elles d’assumer un a priori, c’est-à-dire un fait qui ne peut être démontré mais doit être accepté avant que toute discussion puisse commencer. Ce fait, pour la théologie chrétienne, est l’incarnation ; pour la science, l’espace ; pour la méthode grammaticale, la paix : « Sans l’intuition et la conscience de la paix qui précède la compréhension humaine comme un fait premier, tout notre enseignement tombe en pièces. »

Parler signifie se situer au centre de la « croix de la réalité ». Aussi les quatre fronts de l’existence se retrouvent-ils à toutes les échelles du langage. Rosenstock affirme qu’avant lui seul Magnusson parmi les grammairiens a fait de sa discipline une philosophie du temps et de l’espace : « Les mêmes lois inflexibles du temps et de l’espace qui régissent les phénomènes de la perception gouvernent aussi les formes et les règles du discours. » (1893) Le langage, selon Rosenstock, est la liberté de moduler sur un même mot, une même idée. Soit le verbe « venir ». L’impératif (« viens ! ») se rapporte au futur ; le passé composé (« il est venu ») à l’histoire ; l’optatif (« puisse-t-il venir ») à la vie intérieure ; le présent de l’indicatif (« il vient ») à l’objectivité scientifique. Autant de variations sur un thème, où le locuteur est tour à tour un chef, un historien, un poète, un observateur scientifique. Nous ne pouvons prononcer une seule phrase sans utiliser ou exprimer : un choix, un matériau historique, une métaphore, un jugement. Rosenstock dénonce la tendance grandissante à privilégier les énoncés se fondant sur une observation, à réduire le langage au mode de l’objectivité, alors que ce dernier ne constitue qu’un des quatre aspects de la réalité. « 2 + 2 = 4, c’est toujours vrai. Mais c’est parce que ce n’est pas important. Ce n’est pas une vérité vitale. Quiconque a entassé ses amis dans une voiture sait que parfois 7 = 4. Et ça c’est important. »

Ce n’est pas la grammaire traditionnelle qui permettra d’établir les bases d’une science de la société. Selon Rosenstock, la parole est amoindrie par ce qu’il appelle la « grammaire dogmatique », celle qui se contente d’énumérer machinalement amo, amas, amat, amamus, amatis, amant, comme si toutes ces formes étaient à égalité, comme si les personnes de la conjugaison parlaient toutes de la même façon. Rosenstock attribue même à cette indifférenciation une grande part de notre confusion en matière de relations sociales, et notamment le conflit entre personne réelle et système éducatif – toutes les autres sciences sociales ne tenant leur existence que de la nécessité d’y remédier. Une grammaire « plus haute », correspondant à la liste « cruciale » de l’auteur, serait composée des formes suivantes : ama (« aime ! »), amem (« puissé-je aimer »), amant (« ils aiment »), amavimus (« nous avons aimé »). On y retrouve (par exemple) : la politique, la poésie, la science, l’histoire.

Contrairement à ce que suggère la grammaire traditionnelle, amat, amo et amas constituent des mondes à part. « Amat » (ou « amatur », au passif) est un énoncé objectif, sans accentuation particulière. « De l’amour, écrit Rosenstock, nous ne pouvons parler qu’avec crainte et tremblement si nous en parlons à la première ou à la deuxième personne. La troisième personne neutralise le pouvoir de l’amour. » Les auteurs de chansons l’ont bien senti qui restent – à moins qu’ils ne veuillent vraiment nous désespérer – dans le tutoiement de l’amour. Rosenstock choisit une autre illustration : Dieu en tant qu’objet de la théologie est une simple troisième personne.

En disant « amo », j’accomplis deux choses à la fois : je m’engage et je le fais savoir. C’est, écrit Rosenstock, de toutes les phrases humaines la plus difficile à prononcer. En public, j’aurai toujours tendance à transformer ce « amo » en une phrase à la troisième personne. Et la modernité est allée dans le sens du rapprochement de ces deux personnes. En réalité, pour Rosenstock, amo n’est pas de l’indicatif. Comme d’ailleurs cela s’est produit dans l’histoire des langues, l’indicatif ne devrait exister que pour la troisième personne.

Eugen Rosenstock-Huessy, Speech and Reality

Eugen Rosenstock-Huessy © CC/Mariot Huessy, Eugen Rosenstock-Huessy Fund

De la même façon, selon lui, le « Cogito ergo sum » de Descartes n’est pas un véritable indicatif ; il devrait plutôt se formuler ainsi : « Cogita et eris ». Comme les six personnages en quête d’auteur de Pirandello, dit Rosenstock, l’impératif est en quête d’un sujet. Il ne contient pas la deuxième personne : il la crée. En outre, l’impératif (« écoute ! » ; « sois intéressé ! ») se trouve derrière chaque mot prononcé. Il n’y a pas, selon Rosenstock, un seul type d’énoncé qui puisse s’en abstraire.

Le droit de dire « amas » présuppose l’établissement d’une relation sociale particulière : mon interlocuteur est une personne à qui j’ai le droit d’adresser des souhaits, des ordres ou des plaintes, une personne que j’ai convertie en un auditeur. « Amo » est une victoire sur une bouche qui demeurerait fermée, « amas » sur une oreille fermée. En résumé, amo se rapporte à la sagesse ; amas à l’autorité ; amat à la vérité.

Une quatrième forme grammaticale revêt une grande importance pour Rosenstock : amavimus. Elle implique une fusion entre locuteur et auditeur, représente le nous de l’expérience partagée. L’auteur s’en prend aux historiens « scientifiques » pour lesquels « nous » et « ils » sont des mots de même qualité, l’historien et son lecteur les spectateurs d’un opéra. L’histoire ne peut se confondre avec la science. D’où l’importance des noms, qui permettent au passé de s’incarner. « Le Rubicon fut traversé » nous laisse indifférents ; « César traversa le Rubicon » est une part de notre vie. Les faits meurent, non les actes. Il arrive, bien sûr, que les quatre formes amat, amo, amas et amamus (pour le dire au présent, cette fois) soient perverties : le faux alors se substitue au vrai, l’impudeur à l’acte de foi, la haine à la réconciliation, l’assertion dogmatique à la vie vécue ensemble.

Comment tout cela se traduit-il au sein de ce qu’on appelle traditionnellement les « parties du discours » (les catégories grammaticales) ? Les pronoms personnels sont la force subjective du langage. Les noms sont d’une nature opposée, ils sont en dehors. Les adjectifs sont utilisés pour décrire de nouvelles choses au moyen de termes familiers. Les verbes, au contraire, marquent la transformation de l’univers. Selon Rosenstock, les formes pronominale, nominale, adjectivale et verbale sont éternelles. On aura reconnu en elles le quadruple axe spatio-temporel identifié par l’auteur (respectivement : inward, outward, backward, forward).

La théologie figure au rang des disciplines auxquelles on a pu associer le nom d’Eugen Rosenstock-Huessy ; c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles son œuvre, quelque originale qu’elle soit, n’est plus très souvent évoquée de nos jours.

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