Une communauté turque peu visible

Ségolène Débarre, géographe spécialiste de la Turquie, et Gaye Petek, qui a travaillé dans plusieurs structures d’aide aux immigrés turcs, ont écrit un ouvrage éclairant et lucide sur une communauté forte de 600 000 membres en France (immigrés turcs et descendants) bien peu visible.


Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France. Éditions du Détour, 224 p., 18,50 €


La population turque, de 21 millions en 1950, passe à 40 millions en 1980. L’inégalité foncière étant abyssale – 4 000 propriétaires possèdent la moitié de la surface agricole ! –, les paysans turcs émigrent en masse vers les grandes villes autour desquelles ils bâtissent les fameux quartiers de « Gecekondu »  (prononcer : guédjékondou), maisons « posées en une nuit » sur le domaine public ou sur des terres appartenant à des fondations religieuses. Les citadins protestent devant cet afflux et les familles paysannes perçoivent la ville comme « un lieu de perdition ». Nonobstant, cette première étape migratoire va en ouvrir une autre, à l’étranger cette fois.  En effet, le pouvoir turc, après le coup d’État de 1960, encourage le départ d’un surplus de main-d’œuvre inemployée.

Un projet national enrayé par la crise de 1973

L’État compte sur les envois d’argent de la diaspora, collecté par des coopératives chargées d’ injecter les fonds dans l’économie villageoise. Il table aussi sur le retour régulier d’ouvriers qualifiés qui feront bénéficier le pays de leur expérience. Ainsi, l’immigration est « un projet national » qui compte sur la fidélité de ses ressortissants. De 1961 à 1973, les trois quarts des émigrants (870 000) partent en Allemagne de l’Ouest. Avec la France, l’accord se fait en 1965. À la suite de tests physiques et d’aptitude, 1 candidat sur 3 est retenu. La plupart viennent d’Anatolie centrale et orientale. Souvent d’origine rurale, leur niveau scolaire est moins élevé que celui de leurs concitoyens résidant en Allemagne. Il n’y a pas de femmes alors qu’elles représentent 20 % de l’immigration outre-Rhin. Modestes en 1961 (111 entrées en France), les arrivées augmentent à partir de 1970 (8 751 entrées). Le permis est valable un an, puis renouvelable trois ans, ce qui explique que femmes et enfants restent au pays. L’implantation des travailleurs suit, évidemment, les déplacements des sites industriels. Les Turcs s’installent dans la région parisienne, l’Alsace, la Lorraine et la région Rhône-Alpes ; certains sont bûcherons en Limousin ; sans oublier ceux qui œuvrent pour le BTP dans toute la France. Ni l’État ni le patronat ne font d’efforts pour apprendre un peu de français à ces ouvriers, censés repartir vite dans leur pays, et qui se retrouvent, de ce fait, extrêmement démunis. La communauté n’est pas uniforme : elle comprend des Turcs de culture, des Kurdes, et, du point de vue religieux, des sunnites et des alévis. Malheureusement, les chiffres tels qu’ils sont établis ne permettent pas de quantifier ces distinctions.

Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France

Mahmut Kodaz, ouvrier dans le bâtiment, vit seul depuis 1984 dans un foyer d’immigrés, à Goussainville (Val-d’Oise). © Ahmet Sel

Le choc pétrolier de 1973 provoque une crise qui entraîne des licenciements. Les Turcs cherchent alors à retrouver un emploi dans de petites entreprises en faisant jouer la solidarité familiale. Ce phénomène implique un regroupement par localité d’origine qui donne l’impression d’entités homogènes qui recoupent des identités religieuses  (alévie/sunnite) ou culturelle (turque/ kurde). De la crise date aussi l’arrivée de travailleurs clandestins, en particulier dans le textile. Alors que l’idéal était de se constituer un capital pour rentrer au pays en voiture, signe de réussite, et d’y ouvrir une boutique ou une entreprise, la crise qui se prolonge réduit les revenus. De surcroît, la solitude et la cohabitation forcée avec d’autres cultures dans les foyers de travailleurs incitent au regroupement familial.

Une intégration prudente

Les syndicats constatent avec étonnement que les Turcs prêtent attention à leurs droits. À la fin des années 1960, existe en Turquie un « Parti ouvrier », et la lecture du journal est une pratique répandue, y compris chez les ruraux. Cela explique, en France, une forte syndicalisation à la CGT qui publie même un journal en turc. Toutefois, le syndicat, négligeant le fort nationalisme de ses nouveaux adhérents en se montrant critique à l’égard de la Turquie, va les perdre : ils ne comprennent pas pourquoi un syndicat français se mêle de la politique de leur pays… De plus, les syndicats n’envisagent rien pour sortir les ouvriers turcs de leur monolinguisme. Plusieurs de ces derniers  souffrent de crises d’anxiété qui mènent parfois à des consultations psychiatriques où l’on ne peut se comprendre, faute d’une langue commune.

« La Voix de la Turquie » et les émissions en turc de RFI, puis, plus tard, la télévision, compensent un peu le mal du pays, de même que les journaux turcs édités en Allemagne, achetés souvent chaque matin ! Le téléphone étant cher, les expatriés ont recours aux cassettes de magnétophone. La distraction de fin de semaine est le café où l’on joue au jacquet et aux cartes, et, le soir, la promenade au centre-ville permet de regarder les femmes et de commenter leur allure. L’arrivée des familles modifiera ce comportement : les hommes ne sortiront plus après le travail et se garderont d’inviter dans leur foyer des collègues célibataires, accroissant la solitude de ceux-ci.

En effet, le regroupement familial commence en 1976. Les illusions du retour se dissipent d’autant plus que l’épargne est mince et que les femmes restées au pays souffrent de la cohabitation avec leurs beaux-parents. La venue des femmes reste le principal motif d’entrée de ce groupe mais il faut attendre 2016 pour que l’équilibre des sexes soit établi. Tout en voulant quitter leur belle-famille, les femmes des régions  de l’est de l’Anatolie éprouvent des appréhensions face à un monde qu’elles ne connaissent pas, un mari qui leur a été imposé et une vie de couple qui n’existe pas dans la tradition. Si elles sont heureuses d’être « maîtresses de maison », elles souffrent de solitude, « parlent aux murs » et développent des maux psychosomatiques. Moins d’une femme sur cinq de cette génération travaillera. Pourtant, à la fin des années 1970, si certaines sont encore vêtues à l’anatolienne, « force est de constater qu’en moyenne, elles sont vêtues de manière moins austère qu’aujourd’hui ».

Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France

Hüseyin et Hanife, leur fils Ahmet et sa femme Tuban, à Canteleu (Seine-Maritime) © Ahmet Sel

Ces femmes sont désorientées dans la société française, surtout dans les grandes villes. Pour celles qui viennent des zones rurales, la fréquentation du milieu hospitalier est une épreuve du fait du contact avec des praticiens masculins. La natalité, forte au départ avec quatre enfants dans les années 1970, passe à deux enfants pour la génération née en France. Les enfants deviennent souvent les interprètes de leurs parents mais leur faible niveau en turc les oblige parfois à inventer… Les cours de français ne sont guère fréquentés par les femmes car la langue est jugée difficile et la honte pointe toujours. L’augmentation des regroupements fera abandonner ces tentatives pour chercher refuge dans l’entre-soi, puis dans les mosquées et les réseaux islamiques au cours des années 1990. Jusqu’en 1985, domine pourtant, en Allemagne comme en France, la persistance du statut de « travailleurs invités » et donc seules des associations tentent de pallier l’isolement des femmes turques. Il est vrai qu’à l’époque la méfiance à l’égard des étrangers était moins forte qu’aujourd’hui. De fait, l’aide au retour, promue par Lionel Stoléru, va convaincre 10 000 Turcs de retourner dans leur pays. Leurs témoignages expriment le désir de protéger leurs enfants – et particulièrement leurs filles – de l’école « trop intégratrice » et contraire à la religion. La progéniture rentrée en Turquie est loin de penser la même chose et considère parfois que sa vie s’est comme « arrêtée »… Certains enfants affirment même qu’ils sont français ! Cela ne facilite pas les relations familiales d’autant que le père peut déclarer – ce qu’il n’aurait pas fait en France – qu’il a été bien traité : « Là-bas, je n’avais pas peur ; ici, j’ai toujours peur des coups bas, ici on t’écrase.[…] lorsque je vois quelqu’un qui enfreint une règle, ne respecte pas un devoir, je ne peux plus le supporter, cela me révolte, je crois que c’est cela ma culture française ». Ceux qui n’ont pas réussi sont raillés, on leur reproche de ne pas paraître suffisamment européens tout en les qualifiant cependant d’« Alamans ».

Clivages au sein de l’immigration

Comme la loi de 1981 permet aux étrangers de créer des associations, apparaissent des amicales de travailleurs qui seront progressivement récupérées  soit par la sphère d’influence de l’État turc, soit par des mouvements religieux quelquefois interdits en Turquie. Déjà, en 1979, des militants turcs d’extrême gauche avaient organisé des manifestations de sans-papiers travaillant dans le textile (voir le film de Michel Honorin, French confection ou une nouvelle forme d’esclavage moderne). À la suite du coup d’État de 1980, l’arrivée de demandeurs d’asile, de réfugiés politiques (Kurdes, alévis, chrétiens), d’intellectuels et d’artistes comme Yilmaz Güney (Palme d’or à Cannes pour Yol en 1982), favorise aussi la naissance de mouvements politisés et clive l’immigration.

Après 1990, les associations tendent de plus en plus à s’affilier à des partis politiques de droite et à des réseaux confrériques (parti d’extrême droite MHP, mouvement süleymaniste [religieux anti-kémaliste] que supplante le Millî Görüs, proche des Frères musulmans). Tous deux dispensent des cours de religion, de langue turque et d’histoire, organisent des pèlerinages à la Mecque et distribuent aides financières et conseils juridiques. L’objectif visé est explicitement d’enrayer « l’acculturation occidentale ». La surveillance touchant les femmes s’en trouve accrue. Le mouvement plus modéré du célèbre prédicateur Fetthullah Gülen, avant d’être accusé d’être l’âme du coup d’État contre Erdoğan, possédait une presse francophone active.  De 1987 à 1993 sont recensés 54 278 demandeurs d’asile. Des associations laïques se créent, plus ou moins durables, mais les divergences politiques interdisent toute idée de fédération.

Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France

İmdat et Aysel, leurs fils et leurs belles-filles, devant leur grande maison composée de plusieurs appartements, à Mussy (Aube) © Ahmet Sel

À partir de 1984, fuyant le conflit entre l’armée turque et le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, de tendance marxiste-léniniste) une nouvelle émigration survient, celle des Kurdes du sud-est de l’Anatolie à laquelle s’ajoutent les chrétiens orientaux. Les immigrés kurdes vivaient des trajectoires similaires à celles des Turcs, pour ce qui est des secteurs d’activité et des lieux de vie. Ils vont trouver en Europe un terrain favorable à leurs particularismes culturels et linguistiques. L’Institut kurde de Paris, encouragé par le président Mitterrand, entreprend de préserver la culture et de faciliter l’insertion en Europe. De son côté, le PKK, sous une vitrine associative (Feyka), collecte une cotisation forcée à destination du parti, et peut mobiliser des milliers de personnes. France et Allemagne dissolvent les organisations liées au PKK en 1993, année où une vague d’attentats vise les intérêts turcs en Europe. Ces mouvements incitent à penser, à Ankara, que l’émigration peut nuire aux intérêts de l’État, d’où une volonté de contrôle de plus en plus importante. Ainsi, les services secrets turcs seraient impliqués dans l’assassinat de trois militantes kurdes en 2013 à Paris.

Repli identitaire  

La perspective de devoir rester à l’étranger plus longtemps que prévu fait revenir en mémoire le serment que l’émigré prête aux anciens avant de partir : « Je reviendrai et inchangé ». Une attitude de défiance à l’égard de la société française se manifeste alors dans la première génération. Bien au-delà des kebabs, les Turcs vont tisser un réseau commercial fondé sur l’entre-soi. En 1990, un catalogue de 300 pages recense les commerces turcs en France. De plus, les paraboles apportent à domicile des chaînes turques alors qu’inexplicablement, en 2000, l’émission en turc de RFI est supprimée, de même qu’en 1987 était interrompue la populaire émission de FR3, « Mosaïque ».

La résistance à l’intégration passe alors par les mariages « arrangés » avec une proportion importante de conjoints venus de Turquie. La nouvelle famille est ainsi, pour moitié, primo-arrivante. Le mariage est considéré comme l’événement le plus important de la vie et la virginité est exigée comme garantie de « la bonne éducation ». Parfois, de jeunes hommes franco-turcs acceptent l’épouse choisie par leur mère en Turquie mais mènent une double vie avec une maîtresse française. Les belles-mères ont une préférence pour des épouses de faible niveau scolaire qui dépendront d’elles mais, parfois, la jeune fille choisie a un diplôme universitaire et ne manque pas d’être choquée par les mœurs traditionnelles de la famille émigrée en France. Une jeune mariée s’est entendu dire qu’elle devait mettre un foulard car  « ici tu n’es plus en Turquie ». Ainsi, les femmes de la seconde génération d’immigration se retrouvent sous la coupe de schémas traditionnels, sans recours aux associations de femmes qui demeurent, en Turquie, particulièrement dynamiques. Tout est résumé dans la phrase : « Une femme ne vit que pour son honneur. »

Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France

Talip, ouvrier dans le bâtiment et Atike, à Mussy (Aube) © Ahmet Sel

Les brus issues de familles traditionnelles vivent la sexualité comme une épreuve. Toutefois, « les hommes ne sont pas plus heureux, mais sont incapables de s’opposer à leur mère. Leur femme est la mère de leurs enfants et l’honneur de la famille est sauf, car elle est turque ». Ainsi, le mécanisme d’identification des enfants à leur pays de naissance est freiné. C’est pourquoi, en France, le groupe turc est le moins francophone, et les violences conjugales sont fortes car l’époux, lui aussi, est marié contre son gré. Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, les pouvoirs publics restent insensibles au secteur associatif féminin.

L’ouvrage est ponctué de témoignages qui illustrent fort bien les propos. On a peine à mesurer le calvaire que vivent certaines femmes : une jeune villageoise, en Turquie, est mariée de force à un handicapé mental d’une famille vivant en France, et dont elle se retrouve l’humble servante. Empêchée de suivre les cours de français, elle glane des mots à la télévision quand elle est seule. Son beau-frère la viole ; elle est enceinte mais fait une fausse couche. Elle est renvoyée au village où son père, se déclarant déshonoré, la met à la porte. Sa tante la recueille mais ne peut la garder de crainte d’être ostracisée par le village. Elle paie un billet de retour à sa nièce mais pense que la France, c’est Paris, alors que celle-ci vivait dans la région lyonnaise. La jeune femme se retrouve donc sur les bancs de l’aéroport d’Orly, en pleurs… Heureusement, un bon Samaritain s’enquiert de sa situation et la conduit dans une famille turque qui la recommande à une association car elle craint les représailles de la belle-famille…

L’intégration scolaire de la première vague de jeunes arrivants avait été difficile car ils avaient peu fréquenté l’école en Turquie mais gardé le souvenir d’une éducation rigide et nationaliste. Le port obligatoire de l’uniforme masquait les différences sociales, ce qui n’est évidemment pas le cas en France. Les fillettes qui portaient des vêtements de pilou aux couleurs chamarrées cousus par leur mère en savent quelque chose ! Dans les années 1970, il existe peu de classes pour non-francophones ; aussi les difficultés linguistiques paraissent-elles infranchissables. Seuls les enfants arrivés en bas âge parviennent à maîtriser le français et à poursuivre leur scolarité dans leur classe d’âge. Les Enseignements de langue et de culture d’origine (ELCO) ont connu une évolution regrettable. Les premiers instituteurs envoyés par la Turquie étaient d’une trop grande rigidité, les suivants s’étonnaient du manque d’investissement des enfants et des parents, devenus moins déférents à leur égard. Enfin, depuis quinze ans, arrivent des professeurs « plus pieux et attachés aux valeurs religieuses, prônant un discours de moins en moins laïque ». Il n’est donc pas surprenant que le groupe turc soit celui pour lequel l’échec scolaire est le plus important, un tiers seulement parvenant à obtenir le baccalauréat. Cela s’explique aussi par le faible niveau scolaire des parents, qui utilisent toujours la langue turque ou kurde, et par le fait que la lecture est considérée comme de l’oisiveté. Les jeunes filles de la seconde génération qui obtiennent plus nombreuses le baccalauréat que les garçons  (38 % contre 26 %)  continuent peu au-delà, ce qui témoigne de la persistance du modèle traditionnel. De même, les garçons sont incités à prendre la relève de leur père et à apporter un complément de revenu au foyer. La conséquence est que le nombre d’ouvriers entre les deux générations varie peu (de 70 à 60 %), ce qui ne s’observe dans aucune autre communauté.

Le lien patriotique

Le maintien du lien avec la Turquie est ambigu car, en famille, on parle peu du passé. En revanche, la vie de jadis, au village, est idéalisée. Les réussites sociales en France sont attribuées à la seule débrouillardise, non aux opportunités du pays de résidence. En revanche, les échecs sont dus à une société « discriminante, injuste, raciste ». Peu d’immigrés turcs associent leur migration aux conditions économiques et sociales de leur pays, d’où un attachement inconditionnel à ce dernier. Les immigrés de la seconde génération ont même plus de liens avec la Turquie que leurs parents, du fait des médias (73 % des jeunes déclarent regarder la télévision turque), de la facilité des voyages et de la politique de l’AKP (islamo-conservateur) d’Erdoğan. L’une des originalités de ces descendants de l’immigration est le fort intérêt qu’ils portent à la politique turque.

La question de l’identité est complexe quand on sait que 81 % « se sentent Turcs » et, en même temps,  76 % « se sentent Français »… À l’opposé de la situation en Allemagne, les élus d’origine turque sont peu nombreux en France. L’avènement de l’AKP, en 2002, change l’image de la Turquie : le pays connaît une impressionnante croissance et Erdoğan veut en faire une puissance mondiale. Le BTP transforme le paysage et les plus pauvres voient leur existence s’améliorer rapidement. De plus, Erdoğan caresse le projet de structurer la diaspora turque à la manière des lobbys anglo-saxons.

Ségolène Débarre et Gaye Petek, Histoire des Turcs en France

Ali, consultant en systèmes d’information dans une banque à La Défense © Ahmet Sel

Les débats sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont intenses : aux arguments anciens pour s’y opposer – manquements aux droits de l’homme, interférence de l’armée – s’ajoutent les questions concernant la place de la femme, l’importance de la religion et la crainte d’un déferlement migratoire. Parfois sont invoqués des arguments qui pointent une impossibilité turque à s’intégrer. Au même moment, en 2001, la loi française reconnaît le génocide arménien et, en 2011, elle prévoit des peines pour les négationnistes. L’année suivante, 15 000 manifestants d’origine turque se retrouvent devant le Sénat  qui va approuver cette dernière loi, avant qu’elle ne soit rejetée par le Conseil constitutionnel. Erdoğan, qui veut apparaître comme le héros des musulmans, le « Mandela du XXIe siècle », renvoie la France à la reconnaissance du « génocide algérien ». À Strasbourg, il déclare l’Europe « xénophobe, islamophobe et raciste ». Cette violence verbale et la volonté de discuter d’égal à égal avec les dirigeants internationaux expliquent l’engouement de nombreux Franco-Turcs et Maghrébins. À l’inverse, les Assyro-Chaldéens et les alévis font reconnaître, en Europe, les violences qu’ils ont subies.

Les Turcs de France, longtemps méprisés parce qu’issus des campagnes, suscitent de plus en plus  l’intérêt du pouvoir. À l’organisation religieuse et aux programmes spécifiques de télévision s’ajoutent, dans les années 2000, le centre culturel Yunnus Emre et un soutien à toutes les associations favorables au pouvoir. Alors que le mot « diaspora » était péjoratif et utilisé par l’extrême droite contre les Juifs et les Arméniens, il fait son entrée dans le vocabulaire institutionnel. De nouvelles modalités de scrutin favorisent le vote des ressortissants turcs à l’étranger car ils sont majoritairement favorables à l’AKP. Une moitié pourtant de l’électorat ne vote pas. Alors qu’Erdoğan, en 2018, remporte 52,6 % des voix en Turquie, il fait 63,7 % en France. Lors du référendum constitutionnel qui lui donne tous les pouvoirs, le consulat de Lyon atteint 86 %, chiffre inégalé en Turquie ! Cela n’est pas sans créer des réactions car des voix se lèvent pour interdire le vote de la diaspora qui « vit à l’aise dans les démocraties occidentales ».

Erdoğan incite également les ressortissants turcs à s’impliquer dans les partis et à demander la nationalité pour peser dans les débats en faveur de la Turquie. Il rejette cependant l’assimilation, qui est un « crime contre l’humanité ». La laïcité est évidemment à combattre ; des mosquées turques, bien visibles, apparaissent (Strasbourg, Nantes) et le parti islamo-conservateur « Égalité et Justice » est créé en France.

Dans l’identité turque, la fierté nationale l’emporte cependant sur la religion. La « redécouverte » du passé ottoman par l’AKP a incontestablement renforcé ce sentiment. Nombre de feuilletons qui cherchent à effacer l’idéal kémaliste magnifie un empire qui sut résister aux puissances occidentales. En 2016, un nouveau média franco-turc, Red’Action, soutient vigoureusement les positions du gouvernement. Dans les réseaux sociaux, les Turcs anti-AKP ne manquent pas de recevoir les foudres des « patriotes ». Ce qui n’empêche pas des opposants comme l’écrivain Nedim Gürsel de se faire entendre. Certains même, comme l’essayiste Tarik Yildiz, lassés des diatribes de l’AKP, en viennent à parler de « racisme anti-blanc » !  Historiquement, la France n’a pas de contentieux avec la Turquie. Les « patriotes » se contentent de vitupérer contre les municipalités qui érigent des monuments commémorant le génocide arménien et assyro-chaldéen.

Toutefois, le coup d’État raté de 2016 et la répression qui s’en est suivie, accompagnés d’une crise économique et de la reprise de la guerre au Kurdistan turc, mettent un terme à « la parenthèse enchantée ». La fuite des cerveaux, observable dès 2013, connaît un bond en 2017 avec 253 640 départs ! La France a d’ailleurs mis en place un programme d’accueil pour les scientifiques.

À l’heure où Erdoğan souhaite l’ouverture de lycées turcs en France et veut mobiliser la « diaspora » à son avantage pour compenser une perte d’influence dans son pays, cet ouvrage bien informé et dénué de polémiques vient à point nommé.

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