D’atelier en atelier : chez Judith Wolfe

Gérard Noiret part à la rencontre d’artistes dont la peinture résonne avec la poésie. Pour Judith Wolfe, « il y a toujours une suggestion de formes qui viennent de ce que j’ai vu et vécu et la sensation qui vient de leurs souvenirs ».

Pour rencontrer Judith Wolfe, du moins pour la rencontrer là où elle peint, il est nécessaire d’aller la chercher à l’écart de l’agitation. Il  faut  traverser la Puisaye,  croiser les rares habitants d’un hameau et, au bout d’un chemin, repérer sa fermette parmi les arbres. La voiture garée devant un enclos, on tombe sur une chèvre couchée comme un bon chien-chien en travers d’un perron de pierre. On a à peine le temps de l’approcher que sa maîtresse, vêtue dans les bleus, ouvre la porte. Accueillante, amicale, avec  cette élégance dans les gestes, l’habillement et l’accent que j’ai à plusieurs reprises notée lors de vernissages.

D'atelier en atelier : chez Judith Wolfe

« Les pots d’Angélique » (2002). Acrylique, encre de chine et collage sur papier marouflé. © Judith Wolfe

À l’étage, la clarté  succède à la légère obscurité des pièces à vivre où des livres – dont un  de Celan – sont posés sur les meubles. L’atelier  est  consacré à la peinture. Il combine un espace de travail aux longues tables chargées d’esquisses et de pots de couleurs, et un espace  qui regroupe les œuvres d’une aventure qui débute en 1972 avec la première exposition personnelle à la fondation Gertrude Stein mais prend son envol à partir de 1976. Judith Wolfe répond à mes questions, en devance d’autres, des  photos familiales à la main. Elle est née à New York en 1940, dans un milieu marqué, en dépit des menaces du maccarthysme, par le goût de l’art et la liberté de pensée. Entre un père graphiste, une mère passionnée de musique, un cousin qui aura plus tard un de ses tableaux exposé à la Tate Gallery, des frères et sœurs instrumentistes, et des amis dont beaucoup proviennent de familles de réfugiés, elle se destine d’abord à la danse classique, avant de se tourner, au seuil du professionnalisme, vers la peinture. Après des études d’arts plastiques à l’université, hostile à  toute  forme de conformisme, elle quitte vite un poste d’enseignante et, à partir de 1963, séjourne  en Autriche, en France et en Pologne, traverse les États-Unis, avant de décider en 1966 de vivre à Paris. Ce qui ne l’empêchera pas d’aller régulièrement à la rencontre d’autres paysages, en Irlande, en Israël, en Italie, mais aussi en Corse ou dans les Pays de la Loire.

DÉBUTS : « J’ai été influencée par les peintres du Blau Reiter – Klee, Kandinsky, Marc, Jawlensky – et par le côté figuratif d’Oskar Kokoschka, avec qui j’ai étudié à Salzbourg en 1963. »

FRANCE : « J’y ai redécouvert Matisse, Bonnard et Dufy. Il y a dans ma peinture le pôle Matisse et le pôle expressionniste. »

TRANSPOSITION : « De retour des États-Unis, je me suis mise à faire des  « collages monolithiques ». J’ai remplacé le ciel bleu si éclatant au-dessus des canyons rocheux par un noir dense sur lequel les formes colorées se plaçaient. »

D'atelier en atelier : chez Judith Wolfe

Judtih Wolfe © Gérard Noiret

La façon qu’a Judith Wolfe de dégager les grands formats du cadre métallique où ils sont rangés, de les plaquer au mur en les commentant par des phrases brèves, est très rythmée. Elle est cohérente avec ce qui dans l’œuvre rend perceptible, derrière l’organisation des masses colorées et des signes tracés à l’encre, la présence d’un corps en mouvement.

BLEU : « Il ouvre l’espace. »

JAUNE : « Une couleur délicate à manier, qui est celle de l’expansion, du rayonnement. »

ROUGE : « Ses significations sont multiples : un état de passion, de révolte, de vitalité… La vie même. »

Dès 1980, elle explore les possibles qu’offrent les papiers orientaux, peints et parfois découpés ou déchirés, le collage et l’assemblage. Dans un premier temps, elle trace des figures qui doivent être immédiatement justes puis transforme les échecs en propositions nouvelles qu’elle utilisera ou pas longtemps après… Dans un second temps, elle dispose, elle colle, elle maroufle, très souvent en fonction d’un blanc obsessionnel. Bien qu’elle soit nourrie de sensations et d’impressions, elle ne peint qu’en différé, sur la motivation. Pas sur le motif.

D'atelier en atelier : chez Judith Wolfe

« Forêt magique » (2018) Acrylique et encre de chine sur papier marouflé. © Judith Wolfe

De Totems (1977), aux ébauches encore en devenir dans l’atelier, via Le temps du colza (1989), Sur un poème de Rilke (2001), Paysage de Puisaye (2003), jusqu’aux Grands espaces colorés (2012), sa manière de faire  dépasse la simple technique. C’est une manière d’être. Elle nécessite, à chaque fois que se produit une rencontre avec un lieu, la capacité de fondre en une proposition plastique les prédispositions de la jeunesse, les arrière-plans d’une culture picturale solide, une intense conscience politique, les jaillissements de l’impulsion. Et cette capacité tient dans la richesse  d’un continuum (danse/nomadisme/liberté) qui précède le choix de la peinture, et que  le succès – sa présence dans un grand nombre de galeries, de musées et de fonds d’art contemporain [1] – ne saurait canaliser.

FEMME : « Il y a une formidable vitalité dans les œuvres de nombreuses artistes femmes d’aujourd’hui. Les plus jeunes ont plus de visibilité qu’hier.  Ça commence à bouger. »

BRUNO CHABERT : « Il fut mon premier mari, mon compagnon de cœur. Yves Bonnefoy a écrit une lettre très forte à son propos : “J’en ressens la force, l’alacrité. Elle aura été […] un des grands moments secrets de l’art de ces années ». »

Judith Wolfe s’est lancée dans la création après les tables rases et les expériences poussées jusqu’à l’extrême de l’après-guerre. Elle appartient à cette génération qui, en Europe comme aux États-Unis, a dû  faire le tri dans l’héritage de « l’art moderne ». Là où certains en reviennent au figuratif ou, au contraire, vont plus loin dans le conceptuel en utilisant le virtuel, elle part de l’expressionnisme abstrait, retient la leçon de Matisse, et réinvente une dimension lyrique, une joie dans les couleurs, que n’entachent ni les complaisances de la séduction ni la naïveté face à l’histoire.

D'atelier en atelier : chez Judith Wolfe

© Gérard Noiret

Après deux heures d’immersion dans une dimension  harmonieuse,  le repas ne peut qu’être un bon moment. Malgré des réflexions sur les conflits qui agitent le monde, la découverte d’amitiés communes – Marc Delouze [2], Denise Le Dantec [3], Laurent Grisel [4]… – ne tarde pas à prendre définitivement le dessus. Et c’est  l’esprit particulièrement gai que je reçois Peintures/Collages, le livre orchestré par François Jeune [5], et quelques brochures [6], avant qu’un âne, la tête au-dessus du capot de ma voiture, se présente comme un des habitants de la ferme et m’indique un itinéraire  pittoresque pour le retour.

ESPACE : « J’aime offrir une « promenade » dans l’espace pictural où les réserves de blanc, qui relèvent du principe du vide et du plein, donnent une respiration. »

ESPOIR : « L’acte de peindre demeure une des plus grandes libertés qui existent encore ! »


  1. FNAC, FRAC Île-de-France, EMAC de Paris, Musées de Sens, fondation Zervos de Vezelay, American University of Paris, etc.
  2. Animateur des Parvis Poétiques et auteur de Deuil du singe (Cahiers du Loup Bleu, 2018).
  3. Dernier titre paru : La seconde augmentée (Tarabuste, 2019).
  4. Membre du comité de rédaction de remue.net, auteur de Climats (publie.net, 2017).
  5. 2017, Musées de Sens.
  6. Notamment celle éditée à l’occasion de l’ouverture au public de la donation faite au musée d’Angers et de l’exposition qui s’y tiendra jusqu’au 17 novembre 2019.
En juin dernier, Gérard Noiret s’était rendu dans l’atelier de Biagio Pancino : une visite à retrouver en suivant ce lien.

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