Les paradoxes d’une fidélité

C’est un livre grave et douloureux, insolite surtout, que nous offre l’historienne Sonia Combe. Qu’on en juge : il s’agit de raconter « l’histoire de ceux qui [en RDA] se sont tus, davantage par loyauté envers un idéal dévoyé que par peur et lâcheté ». Oui, pourquoi l’éditeur Max Schröder, le musicien Hanns Eisler, Anna Seghers, Bertolt Brecht et d’autres, ici et ailleurs, sont-ils restés jusqu’au tombeau dans leur double patrie (le pays et le parti), désespérément fidèles ? Il s’agit d’aider à repenser l’histoire des communistes parvenus au pouvoir dans les fourgons soviétiques.


Sonia Combe, La loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel ». Le Bord de l’eau, 240 p., 22 €


La réponse n’intéresse guère nos belles âmes, ils la connaissent ou s’en fichent, leur siège est fait. Et ne disons rien de ceux qui ont monnayé leur reniement retentissant pour plus de trente deniers. Le véritable historien, lui, s’interroge, et écoute, car il veut comprendre. Comme nous écoutons, dans l’histoire de l’Église, ceux qui durent affronter des déchirements comparables.

Comprendre, c’est d’abord désigner une singularité : en RDA, « il n’y eut pas de réelle dissidence organisée […] l’opposition demeura dans le Parti », qui ignora la personnification adulée du pouvoir, mais pas la surveillance, tout en relâchant au fil du temps la répression systématique de toute déviance. Il faudrait donc distinguer entre dissidence (exposé public des divergences qui implique au minimum exclusion du Parti) et loyalisme. Le loyaliste type est un intellectuel critique non fonctionnaire du Parti, peu ou pas carriériste, et, dans le cas de la RDA, le plus souvent « rémigré de l’Ouest », donc fortement marqué par l’expérience partagée du nazisme et de l’exil.

Ces loyalistes, qui ont formé la fine fleur de la culture est-allemande (et pour certains de la culture allemande), ont un double rapport au silence (à un certain silence). Ils l’ont choisi, et il leur a été ensuite imposé par les vainqueurs de l’Ouest, y compris avec des moyens brutaux (destitutions, dissolutions, effacement mémoriel par disqualification morale). Au bénéfice d’un parallèle plus juteux entre national-socialisme et dictatorial-socialisme, sous l’égide du fameux totalitarisme, qu’on a le droit d’estimer aussi confus que la notion non moins galvaudée de démocratie.

Sonia Combe, La loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel »

« Au zoo de Berlin-Est », par Willy Ronis (1967) © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / Willy Ronis

Tel effort ébranle l’historiographie sur la RDA, « essentiellement ouest-allemande » dans son esprit et ses agents. D’où l’idée rebattue ad nauseam que les succès électoraux de l’extrême droite dans l’ex-RDA s’expliqueraient d’abord par l’inculture démocratique de ces tristes länder, passés sans stages formateurs du Führer aux Premiers Secrétaires.

Son programme tracé, Sonia Combe entreprend d’en dessiner l’histoire à travers cinq étapes : « L’espoir », « Le désenchantement », « Les héritiers », « Un parcours exemplaire », « Les derniers jours de la symbiose judéo-allemande ». Pour sauvegarder l’envie de lire un livre hardi richement documenté, je retiendrai les deux derniers chapitres.

Le parcours exemplaire est celui de Jürgen Kuczynski, décédé en 1997 à l’âge de 93 ans, auteur nobélisable d’une soixantaine d’ouvrages en histoire et sciences sociales, mais aussi de mémoires sur la RDA, entrepris le 14 juillet 1990 à partir d’un journal intime – « judéo-bolchevik » consommé, il avait adhéré au KPD le… 14 juillet 1930. Car, comme aurait pu le dire mon propre père (il s’est contenté de le montrer), « ma famille, c’était le Parti ! », dit-il à l’auteure.

Il revient à Berlin en 1945, « pour le compte des services secrets américains avec l’aval du Parti, ou plutôt de Moscou », obtient aussitôt une chaire, avant un institut et une surveillance motivée de la Stasi dès les années 1950 : article non autorisé dans la Left Review et admiration suspecte de Staline, car lourde de mutismes assourdissants. Il n’exprime ses doutes à l’intérieur du Parti qu’avec Khrouchtchev et le début d’une chasse aux intellectuels, dont Ernst Bloch (1956). Les soupçons s’aggravent quand, en 1957, lui vient l’idée bizarre que les sociaux-démocrates et… Lénine « auraient sous-estimé le nationalisme et la mentalité petite-bourgeoise des masses ouvrières » en 1914 et avant.

Sonia Combe, La loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel »

Neues Deutschland, le quotidien du Parti, s’émeut, d’autres critiques de ses travaux se mettent en branle par colonnes cadencées, mais il n’est pas radié de sa « famille ». Seulement de la Chambre du peuple, avec en plus un blâme, qu’il juge aussitôt « infâme » en 1959. En 1961, il ne dit rien du Mur dans son Journal, mais (comme moi alors, revenu en mai de Berlin après un séjour de neuf mois) il l’estimera plus tard inévitable vu la fuite des cerveaux, attisée au demeurant par le budget de la RFA.

En 1970, il s’estime en droit d’accepter la médaille Lénine, car elle émane selon lui « du peuple soviétique et non du gouvernement ou de la direction du Parti. Sinon, à lui seul l’antisémitisme du gouvernement et de la direction du Parti en URSS m’aurait donné envie de refuser ». Au lecteur de lire la suite, si ces cogitations intimes l’intéressent, comme elles le pourraient.

Le dernier chapitre du livre de Sonia Combe s’attache donc à la « symbiose judéo-allemande », sujet dont je ne parviens pas à cacher qu’il me touche. Dans la décennie 1980, « la communauté juive de RDA comprend quelque 500 membres inscrits, dont 200 à Berlin », sur environ quelques milliers de citoyens probablement de même origine. L’impact de la série Holocauste et de Shoah pousse alors l’historiographie est-allemande à mettre enfin l’accent sur l’antisémitisme nazi (c’est en 1990 que paraît la première collecte de témoignages, programmée sous l’ancien régime). Sonia Combe estime, avec un autre spécialiste, qu’en dehors de quelques campagnes et évictions d’origine soviétique l’antisémitisme ne fut pas un trait durable et profond « dans la vie politique est-allemande ».

Durant mes séjours à Berlin-Est entre 1956 et 1961, je n’ai de fait jamais perçu de réactions malignes, malgré mon nom et la mention fréquente de mes origines. On objectera que cela suffisait à les tarir ! Reste que cet argument n’infirme pas l’opinion de l’auteure, ni celle de Kuczynski citée plus haut (il ne s’y plaint pas d’un officiel antisémitisme local).

Tel chapitre marche forcément sur des œufs. Car enfin, si « le Parti » est une famille politico-philosophique, il agite de toute nécessité affects et concepts, accords et dissensions ; mêle dans chaque tête des perspectives temporelles inégales (doutes sur le court terme vs unisson des finalités) ; voudrait concilier débats et unanimité, souplesse et infaillibilité, élitisme et masse, fidélité et autocritique, prolétariat et intelligentsia, volontariat et salariat, et bien entendu, en « socialisme réel », la société civile et l’État.

Dès lors, puisque le Parti est-allemand n’a pu se décider à créer ou importer son Juif maléfique (trotskyste, sioniste, pro-impérialiste, etc.), comment solidifier une spécificité judéo-marxiste sans risques de dérapage essentialiste ? On invitera donc à observer dans le détail comment Sonia Combe entreprend la traversée de cet étroit  défilé épistémologique.

Cet ouvrage suscitera, on s’en doute, de la fureur. Mais je pronostique qu’elle restera en bouche, pour ne pas faire de bruit. Vu l’état de la loyauté dans nos débats intellectuels, est-il vraiment raisonnable d’espérer le contraire ?

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