Le grand refus

Fuir un passé détestable, tout simplement, ou se projeter dans un avenir plein de promesses et d’espoirs ? À cette question Paula McGrath donne une réponse complexe, accordée à la complexité des trois personnages féminins de son roman. Le désir de fuir se transmet, de grand-mère à mère, de mère à fille, de génération en génération. Nous y voilà : l’auteure n’a pas perdu de vue le thème principal d’un premier roman très réussi, Génération.


Paula McGrath, La fuite en héritage. Trad. de l’anglais (Irlande) par Cécile Arnaud. Quai Voltaire, 329 p., 21 €


Ce thème, Paula McGrath l’aborde différemment dans La fuite en héritage, mais toujours avec la même ambition, qui sollicite la constante attention du lecteur. En effet, trois récits s’enchevêtrent, mettant en scène tour à tour une gynécologue dont la mère est hospitalisée (elle a la maladie d’Alzheimer), Jasmine, orpheline de père qui fuit sa mère alcoolique et veut devenir boxeuse, Ali qui vient de perdre sa mère et s’évade de la tutelle rigide de ses grands-parents. L’Irlande pour les deux premières, les États-Unis pour Ali, mais un même irrépressible désir de liberté. Avec un décalage dans le temps : 1982 pour Jasmine, 2012 pour Ella et Ali.

Par tous les moyens, toutes trois veulent sortir des pièges que leur tend la société irlandaise, ou, pour Ali, son avatar américain (simple décalque, semble-t-il). L’inscription des récits dans une longue tradition est évidente. Les « filets » qui, selon Joyce (Portrait de l’artiste en jeune homme, 1916), paralysent l’artiste ne sont pas exactement les mêmes que ceux qui emprisonnent les héroïnes de Paula McGrath, mais carcan social et conformisme sclérosant doivent être rejetés.

Dans la vie de ces femmes arrive un moment où, tout simplement, la pression est trop forte ; pour le meilleur ou pour le pire, il leur faut s’échapper. D’où, sur le titre,  les hésitations de l’auteure chez qui Fight est devenu Flight puis A History of Running Away : du combat on passe à la fuite, puis à une chronique des fuites successives. Le passé commande le présent quelles que soient les circonstances, l’héritage (bravo pour la traduction !) pèse de tout son poids, et c’est de femme en femme et donc de fuite en fuite que s’écrit l’histoire. Le lien qui unit les héroïnes ne sera révélé qu’à la fin mais on le devine très vite. Parlant de sa mère, la gynécologue ne dit-elle pas : « Après tout, la fuite est un sujet qu’elles connaissent bien, toutes les deux » ?  Il faut accepter qu’une forme de déterminisme règne sur ces existences tourmentées. En outre, qui sait si, à l’avenir, ces femmes ne devront pas fuir encore ?

Paula McGrath, La fuite en héritage

Dublin, 2014 © Jean-Luc Bertini

Une fois libérées de leurs entraves – temporairement ? –, elles partent en quête de leur moi profond, c’est-à-dire de leur véritable identité. Par des moyens divers et forcément en plusieurs étapes. Jasmine prend le bateau pour l’Angleterre et traverse une sorte d’enfer. Auberge de jeunesse pleine de hurlements, squat sordide où l’assaille l’odeur « de la merde humaine », souteneur qui taillade le visage des filles : alors elle rejette cette « putain d’illusion » en même temps que les noms de ceux qu’elles a rencontrés et « les visages qu’elle ne veut plus jamais voir ». Sur le ferry, saisie par le mal de mer, elle se vide,  mais les spasmes continuent « comme pour purger son corps de toute trace de Londres ». À Dublin, enfin, deux hommes viennent à son secours, Deano et surtout George, étudiant qui l’initie à la boxe et qui, victime d’un attentat raciste, retourne au Kenya.

Ali part vers l’ouest avec Callum, paumé qui « ne serait pas foutu de retrouver son cul avec deux mains et un compas », et est violée par un biker répugnant. Alors « son corps veut se vider », et « les spasmes continuent ». Comme Jasmine. Telle mère telle fille, vraiment ? On perd de vue Ali – il y a une interruption de cent cinquante pages –, on l’oublie presque, mais le fil se renoue, si le lecteur mobilise ses souvenirs…

La gynécologue étouffe dans le carcan hospitalier irlandais. Alors la course « est ce qui se rapproche le plus d’une religion », et en glissant sur ses épaules les lanières de son sac de sport « elle a l’impression d’enfiler des ailes ». Sa « bible » ? Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Murakami. Si elle court, c’est pour oublier Savita Hallapanavar, morte en 2012 à Galway (on a refusé l’avortement) et plus encore Anne Lovett, morte à 15 ans en 1984, en accouchant dans une grotte au pied d’une statue de la Vierge.

Ce livre où trois fils finissent par se nouer est, en filigrane, une chronique : de l’Irlande qui n’était pas encore le Tigre celtique, puis des changements économiques et sociaux – dont la loi sur l’avortement de 2013. Les trois cas évoquent une même condition féminine et prennent une valeur exemplaire quand « la peur se change en colère » et quand les héroïnes peuvent enfin éprouver un sentiment « d’invincibilité ».

Une quatrième femme, la mère de Jasmine, apparaît sous la forme d’un long monologue inattendu. Sa vie n’a pas été facile : le père de son bébé l’abandonne ; elle tente de se suicider ; les deux hommes qu’elle aimait, deux frères, se tuent en voiture. Ainsi s’expliquent sa fuite dans l’alcool et la fuite de sa fille. Continuité à la fois émouvante et dramatique, la fuite en héritage

La gynécologue voit clair dans la trame des vies : mieux que toute autre, elle comprend que  « mère n’est pas une chose mesurable » mais « un concept qui s’élargit ou rétrécit en fonction des circonstances », que le lien entre mère et fille n’est jamais coupé, et qu’« un cordon fantôme demeure jusqu’à la fin ».

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