Le conte de la réunification allemande

Ingo Schulze, né en République démocratique allemande, avait vingt-huit ans lors de la chute du Mur, comme le héros de son livre. Il y a plus de dix ans, il apportait déjà avec Vies nouvelles une contribution essentielle à l’abondante littérature consacrée à la réunification : il recommence aujourd’hui avec Autoportrait d’une vie heureuse, un long récit picaresque qui entraîne le héros, Peter Holtz, de la RDA d’Erich Honecker à l’Allemagne de Gerhard Schröder, successeur d’Helmut Kohl.


Ingo Schulze, Peter Holtz. Autoportrait d’une vie heureuse. Trad. de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. Fayard, 513 p., 24 €


Innombrables sont les livres qui traitent d’abord de la division, puis de la réunification de l’Allemagne dont le dernier acte se jouait voilà tout juste trente ans : de Peter Schneider à Günter Grass en passant par Volker Braun, Christoph Hein, Stefan Heym, Thomas Brussig et beaucoup d’autres, la liste est longue de ceux qui ont laissé en littérature une trace de ce que fut un pays qui s’est proprement volatilisé au bout de quarante ans, abandonnant à une population perplexe le soin de dresser le bilan entre ce qu’elle venait de perdre et ce qu’elle allait gagner à rejoindre sa sœur rivale, un nouveau pays de cocagne qui pouvait aussi bien se  transformer en miroir aux alouettes.

Ingo Schulze se coule volontiers dans les formes empruntées à la tradition ancienne : Vies nouvelles était un roman par lettres, Autoportrait d’une vie heureuse est un roman picaresque, avec dix livres subdivisés en de très courts chapitres qu’introduit chaque fois un bref résumé. Le récit est écrit à la première personne, du point de vue du héros, sauf au moment où ce dernier est (opportunément) plongé dans le coma alors que s’accomplit la réunification, et que ses amis lui parlent directement et longuement, sur le conseil du médecin. Un clin d’œil au personnage de la mère du film Good Bye Lenin ?

Plus communiste que le Politburo soviétique et le Comité central du SED [1] réunis, Peter Holtz est un grand naïf qui prend les choses au pied de la lettre et s’exprime sans détour en toute circonstance. Saura-t-il reconnaître que « dire quelque chose de juste au mauvais moment ou au mauvais endroit, c’est une erreur » ? Il y a du Candide ou du Schweyk dans ce trublion : il est de ces personnages dont la présence et l’action révèlent les travers des autres, souvent de manière burlesque – ou grinçante. Lorsqu’on est tenté de rire de Peter et de sa naïveté, force est souvent de constater que la raison et la vérité sont de son côté, dans un monde si peu fait pour les entendre. Sa répugnance à l’égard du mensonge démasque celui des autres, ou leur hypocrisie.

Ingo Schulze, Peter Holtz. Autoportrait d’une vie heureuse

« Bienvenue en RDA ». Garde-frontière de la « Volkspolizei » © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

S’il ne laisse pas les femmes indifférentes, il reste seul, tant il est difficile de lier son sort au sien. Dès le début, du haut de ses douze ans, c’est un raisonneur, un dialecticien, à peine un enfant. Placé dans un foyer, puis adopté par la famille Grohmann, il croira – et le lecteur avec lui – ses parents morts jusqu’au milieu du roman. Peter est un pur produit de l’éducation socialiste, embrigadé et fier de l’être. Un détail toutefois intrigue, comme une possible faille dans l’armure idéologique qu’il s’est forgée : la fascination qu’il affiche pour les sèche-cheveux, qui resurgit épisodiquement dans le roman. Un bien étrange cadeau d’anniversaire pour un petit garçon, même si l’appareil sort des usines d’État !

Au fil des aventures qui, selon la loi du genre, s’enchaînent à un rythme rapide bien rendu dans la traduction française, Ingo Schulze poursuit méthodiquement, sur le mode satirique, sa critique de la société contemporaine et de la politique : si personne ou presque ne pleure le « socialisme réellement existant » d’un Honecker ou d’un Krenz félicitant les gouvernants chinois après la répression de la place Tienanmen, la question de savoir si l’on n’a pas jeté en 1990 le bébé avec l’eau du bain réapparaît en douce. Lorsque Peter Holtz participe à un débat sur l’intérêt qu’aurait la République fédérale à adopter les acquis sociaux de sa sœur orientale, ce n’est en rien une bouffonnerie : dans une série consacrée cet été par le journal Le Monde à la RDA, l’ancienne « dissidente » Ulrike Poppe rappelle que le mouvement Demokratie jetzt (qui n’obtint, il est vrai, que 12 députés sur 400 à la Chambre du Peuple lors des dernières législatives en Allemagne de l’Est, en mars 1990) envisageait l’unité allemande « dans le cadre d’un processus général de réformes touchant également la RFA » [2]. L’Histoire en a jugé autrement.

Adolescent en RDA, Peter veut être sous-officier de carrière ou maçon : défendre ou construire. Un choix qu’il ne reniera jamais, fidèle jusqu’au paradoxe à son idéal marxiste, et en dépit de son évolution qui changera l’athée en chrétien militant (parce que « le communisme n’est que l’autre face du christianisme »), puis l’ouvrier en ponte de l’immobilier.  Même quand il fait fortune après la réunification et s’initie aux charmes de l’économie libérale et de la propriété, il prétend toujours agir pour le collectif, refusant « une société où l’on joue des coudes ».  Il se veut un exemple – comme le héros du film soviétique Pavel Kortchaguine, son éternel modèle.

Car Peter devient riche après 1990, comme dans un conte de fées : ses maisons délabrées prennent soudain de la valeur, et voilà sa pauvre chaumière devenue palais. Tout ce qu’il touche se transforme en or, tout lui réussit, même lorsqu’il se lance dans le monde de l’art. Peter se mue en prince. Mais ne serait-il qu’un escroc, un faux naïf, un de ces « Ossis » qui se servent de leur origine pour apitoyer les autres [3] ? « Tu joues au corniaud de l’Est et tu les appâtes avec ton regard honnête. Mais, en fin de compte, c’est toi qui gagnes ! », lui dit-on non sans hargne, soupçonnant une imposture. Mais il n’en est rien, et comme dans bien des contes le charme n’opère qu’un moment… Peter étonne, déroute, inquiète, et il dérange tellement qu’on finit par le croire, lui, dérangé.

Ingo Schulze, Peter Holtz. Autoportrait d’une vie heureuse

Ingo Schulze © Gaby Gerster Laif-Rea

S’il change beaucoup sous la pression des événements et des rencontres, quelque chose d’immuable distingue donc Peter du héros picaresque traditionnel. Il a beau vouloir s’informer, comprendre et progresser, son long « apprentissage » ne modifie jamais les convictions ancrées en lui dès son plus jeune âge, et qui le conduisent plus tard à débusquer Karl Marx sous les lois du marché. Les événements en Pologne, en Chine, puis en Union soviétique secouent les anciennes certitudes, le monde bouge, les manifestations prennent de l’ampleur, la frontière hongroise s’ouvre : le héros d’Ingo Schulze prend ses distances avec le pouvoir, mais ne perd jamais son cap. En ce sens, il est incorrigible.  Comme ennemi, il est désarmant, mais comme ami, il est encombrant, et fort capable d’attirer des ennuis à ceux qu’il aime, par exemple en parlant trop librement aux membres de la Stasi, la sulfureuse police secrète.

Le roman, ou devrait-on dire la fable, commence et se termine sur l’argent qui circule dans nos sociétés, capitalistes ou non, tellement pratique qu’on en oublie la menace qu’il peut constituer lorsqu’il devient une fin en soi. Un auteur allemand qui sait les conséquences de l’inflation des années 1920 et de la crise des années 1930, et qui a directement vécu le triomphe du deutschemark en 1990, est-il mieux à même d’en connaître les fragilités ?  Peter comprend son impuissance : « contre une armée occidentale, je pourrais combattre, mais contre l’argent ? » Mais il finira par trouver un moyen adéquat et radical pour se débarrasser de ce qui, pour lui, a cessé de représenter une valeur créée par l’homme.

Alors que de nombreux témoins et acteurs du cataclysme historique que fut la disparition du « Rideau de fer » sont encore là, l’appartenance à l’Est ou à l’Ouest continue d’être signifiante, même pour qui est né après 1990. Katrin Sass, l’actrice de Good Bye Lénine, le dit par exemple : « je reste une Allemande de l’Est ». Un parfum analogue se dégage du roman d’Ingo Schulze qui embrasse, trente ans après la réunification, un quart de siècle d’histoire allemande, et ajoute une pierre à la lente et difficile édification outre-Rhin d’un roman national où toutes les mémoires fraterniseraient librement.


  1. SED : Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, parti communiste est-allemand.
  2. Le Monde, 21-24 août 2019.
  3. Dans le langage populaire, « Ossi » désigne un citoyen de l’Est (et « Wessi » un citoyen de l’Ouest).
Cet article a été publié sur Mediapart.

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