Revoir Ça ira (1) Fin de Louis

Les spectateurs qui ont déjà vu Ça ira (1) Fin de Louis peuvent retrouver le spectacle de Joël Pommerat et de la Compagnie Louis Brouillard dans un contexte nouveau : dans un théâtre à l’italienne, celui de la Porte Saint-Martin à Paris, et dans une période de crise politique.


Ça ira (1) Fin de Louis, de Joël Pommerat. Théâtre de la Porte Saint Martin, jusqu’au 28 juillet.


Joël Pommerat a fondé la Compagnie Louis Brouillard en 1990. Il a obtenu une véritable reconnaissance à partir de 2004, devenant artiste associé de grandes scènes nationales, emmenant sa troupe dans de longues tournées. Ça ira (1), Fin de Louis, créé en novembre 2015 dans le cadre de Mons Capitale européenne de la culture, a été représenté, en trois ans, deux cent dix sept fois dans le monde entier, mais seulement cinq fois à Paris, au Cent quatre, pendant le Festival Paris quartiers d’été 2018. Le spectacle vient d’être programmé plusieurs mois au Théâtre de la Porte Saint Martin, établissement privé qui en assure entièrement le financement. Cette pratique tend à se répandre et permet une exploitation plus longue que dans le secteur public. Elle pallie ainsi le nombre de plus en plus limité de représentations, souvent à guichets fermés, pour certains succès.

« L’auteur-metteur en scène », « l’écrivain de spectacles », Joël Pommerat, selon ses propres termes, présente Ça ira (1) Fin de Louis comme « une fiction politique contemporaine inspirée du processus révolutionnaire de 1789 », plus précisément de la crise financière de 1787 au printemps 1791. Il emploie l’expression « fiction politique », car le roi Louis XVI est, avec la reine, le seul personnage historique ; d’autres résultent de transpositions. Ainsi le ministre réformateur tient à la fois des propos empruntés à Calonne, à Loménie de Brienne et à Necker. Il s’appelle Muller, tout comme les députés de la noblesse ou du tiers état portent des patronymes inventés. Parmi ces représentants, l’existence de femmes prouve l’absence de reconstitution historique. « Créer une sorte de temps intermédiaire, un présent du passé » : telle est la formulation de Marion Boudier, dans son ouvrage Avec Joël Pommerat (Tome II). L’écriture de Ça ira Fin de Louis (Actes Sud-Papiers, 2019).

La récente parution de ce livre permet une nouvelle approche de la pièce. La dramaturge de la Compagnie Louis Brouillard depuis 2013 relate toute l’élaboration à laquelle elle a participé : à partir d’improvisations, inspirées par des archives les plus diverses, deux années d’écriture par Joël Pommerat, neuf mois de répétitions entre 2013 et 2015. Elle tient à préciser l’égalité des droits d’auteur partagés avec les comédiens et des salaires pendant toute la période des répétitions. Elle caractérise la nature de son travail et de celui de l’historien Guillaume Mazeau, en insistant sur « la suspension de jugement » par rapport aux diverses interprétations de la Révolution française. Elle fait découvrir qu’avant même la rédaction des dernières scènes, le texte aurait conduit à un spectacle d’au moins six heures et qu’il a dû être réduit en vue d’une représentation de quatre heures trente (avec entractes).

Ça ira (1) Fin de Louis, de Joël Pommerat

© Elizabeth Carecchio

Ce riche témoignage vient s’ajouter aux nombreux commentaires, études, entretiens sur ce spectacle, peut-être promis à un devenir comparable à celui de 1789 d’Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil. Éric Soyer, dont la scénographie et les lumières sont indissociables de l’art de Joël Pommerat, avait pu bénéficier d’un très vaste espace modulable lors de la création de la version intégrale du spectacle aux Amandiers en 2015. Il avait installé les spectateurs sur des gradins dans un dispositif, non pas participatif, mais immersif : quinze comédiens amateurs, surnommés les « Forces vives », disséminés dans le public, réagissaient aux prises de paroles par des applaudissements ou des huées bien orchestrés. De nouvelles « Forces vives » ont été recrutées dans chaque ville de tournée, de même que la scénographie a été adaptée à des lieux différents. Dans un théâtre à l’italienne comme celui de la Porte Saint-Martin, ces comédiens sont assis dans les fauteuils d’orchestre ; l’un ou l’autre se manifeste du balcon. Mais une partie du public reste spectateur de ce qui se passe au parterre et n’appartient pas pleinement à cette assemblée à laquelle s’adressent les interprètes.

Le rapport scène/salle est très différent de celui des Amandiers dans un théâtre de taille moyenne ; il accentue l’impression de confusion, l’impact des affrontements physiques, le volume sonore des cris et des vociférations, manifestement assez représentatifs du « chahut parlementaire », de la difficulté de toute organisation démocratique. Marion Boudier cite la lettre d’un député le 24 mai 1989 : « Ce qui est désolant et humiliant, c’est l’extrême désordre qui règne dans l’Assemblée. Des écoliers sont infiniment moins bruyants, plus tranquilles, plus honnêtes ! ». Elle assure par ailleurs qu’aucune ligne n’a été modifiée depuis l’établissement définitif du texte pour la publication, toujours différée par rapport à la création, considérée par Joël Pommerat comme « la trace que laisse le spectacle sur le papier ». Cette édition date de mai 2016, bien avant les débuts de la crise actuelle. Pourtant la représentation entre étrangement en résonance avec ce qui se passe chaque samedi depuis plusieurs mois place de la République, à quelques centaines de mètres de la Porte Saint Martin, et ailleurs.

Cette impression troublante n’est pas seulement due à une coïncidence avec l’actualité. Elle tient à une manière de « rendre présent le passé », dans laquelle les costumes contemporains, l’actualisation de certains termes n’entrent que pour une part quasi anecdotique. L’important consiste à faire vivre des épisodes dans l’effervescence de leur surgissement, l’incertitude de leur devenir, non à reconstituer des évènements figés en repères historiques : le 14 juillet ou la nuit du 4 août. Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Eric Feldmann, Philippe Frécon, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir, les treize interprètes permettent aux spectateurs de se sentir contemporains de ceux qu’ils incarnent. Ils tiennent plusieurs rôles et s’investissent dans chacun de leur personnage avec une énergie et une conviction rares. Seul Yvain Juillard ne joue que le roi, dans un tout autre registre. « Louis est une énigme autour de laquelle gravitent tous les personnage qui s’interrogent sur ses intentions, cherchent à les orienter ou simplement à le interpréter », explique ainsi Joël Pommerat dans le programme du spectacle.

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