L’amour de loin

Dans un roman paru en italien chez Marsilio en 2013 et traduit en français par Martin Rueff, Lisa Ginzburg met en scène deux personnages aux prises avec les difficultés de l’éloignement géographique et linguistique. Au pays qui te ressemble témoigne avec lucidité des illusions dont se berce parfois l’amour de loin et qui peuvent conduire à la tragédie.


Lisa Ginzburg, Au pays qui te ressemble. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Verdier, « Terra d’Altri », 215 p., 19,50 €


La femme est italienne et elle vit à Paris, où elle réalise des documentaires pour la télévision. L’homme est brésilien et il vit principalement au Brésil mais aussi partout dans le monde, là où le conduit sa profession de danseur et de chorégraphe célèbre. Ils se rencontrent à Birmingham, lors d’une de ses tournées. De sa part à elle, c’est la fascination pour le monde qu’il lui offre, un Brésil fantasmé, désiré, tant de fois imaginé ; un Brésil obscur, celui du candomblé et de ses rituels : « l’aura d’une terre inconnue, vécue en rêves, l’appelait », écrit Lisa Ginzburg. Lui aime en elle l’Italie et Paris, mais il aime aussi l’attraction qu’il exerce sur elle.

Pour combler la distance, ils se marient. Pour ne pas s’aimer seulement entre deux avions et en perpétuel décalage horaire, elle achète une maison dans le Nordeste du Brésil. Malgré tous leurs efforts et le désir qu’ils ont d’y arriver, le lointain reste l’horizon de leur amour. Comme dans le poème du troubadour Jaufré Rudel, « L’amour de loin », « Car nos pays sont trop lointains / Il y a tant de passages et de chemins/Et pour cela je ne puis rien deviner ».

Lisa Ginzburg, Au pays qui te ressemble

Le troubadour Jaufré Rudel (enluminure du XIIIe siècle)

L’intensité du livre ne vient pas seulement de ce qu’il raconte – si fortement dramatisé qu’on s’en voudrait de dévoiler la fin aux lecteurs –, mais de la lucidité avec laquelle il le raconte. Comme dans tout amour, il y a des signes. Certains sont magnifiques et d’autres sont des mauvais signes, mais le personnage féminin ne veut pas les voir. « Elle ne se dit pas la vérité. » Dans l’introspection qu’elle mène à l’issue de l’histoire, elle cherche à apprendre de ce qui a eu lieu, à apprendre des signes, à démêler ce qui relevait de l’illusion.

On a tous connu des amours de loin. On s’accommode plus ou moins bien de la distance. On invente de part et d’autre des accommodements. Mais la proposition de Lisa Ginzburg est sans doute de comprendre pourquoi et en quoi l’amour est toujours de loin. C’est sa folle contradiction, pointée en son temps par Deleuze lorsqu’il écrivait sur les signes chez Proust : il implique une interprétation toujours repoussée, et dès lors toujours douloureuse. « Nous en pouvons pas interpréter les signes d’un être aimé sans déboucher dans ces mondes qui ne nous ont pas attendu pour se former, qui se formèrent avec d’autres personnes, et où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi d’autres. » (Deleuze, Proust et les signes) Le monde de l’autre est ainsi toujours plus inconnu et nous voulons à tout prix le rejoindre, par le contrôle, la jalousie, les gestes, la musique, les messages… et l’art parfois.

Cet amour qui a le monde entier pour territoire, cet amour à l’ère de la mondialisation pourrait-on dire, est en perpétuel décalage, horaire et linguistique. Il implique la traduction. La traduction y est relation, transport et échange : entre les cultures – comme le candomblé (dont les figures tiennent une grande place dans le livre) est la traduction de la religion yoruba dans la culture du Brésil –, entre les êtres appartenant à des terres, des histoires, des familles, des traditions différentes, entre les arts aussi, puisqu’il s’agit, stylistiquement, de faire passer la danse, l’énergie de la danse et du corps dans l’écriture. Mais la traduction est aussi passage entre les langues : le français, l’italien, le portugais, l’anglais. Le portugais s’invite en passager clandestin dans ce livre écrit en italien, place qui n’est pas tout à fait la même dans la traduction française, car le voisinage entre les deux langues est un peu plus lointain et ne produit pas tout à fait le même sentiment d’étrange familiarité. Le portugais, dans cette histoire, est à la fois la langue de l’amour, la langue de la religion ancestrale, celle de la chanson et de la fête, qui devient aussi celle de l’impossible et de la douleur : « Nao estou feliz, acho que nao aguento mais ».

Lisa Ginzburg, Au pays qui te ressemble

Lisa Ginzburg © Sophie Bassouls

L’amour n’est-il au fond qu’une illusion consciente ? Dans la première partie du livre de Lisa Ginzburg, on ne peut pas tracer une ligne de partage nette entre savoir et illusion. La femme, à chaque fois qu’elle est confrontée à quelqu’un ou quelque chose qui la met en garde contre l’histoire, maintient sa raison à elle contre la raison des autres. Elle montre que son illusion est plus forte que sa raison. Seul son effort rétrospectif lui permet de l’élucider. « Ce n’était plus seulement des mondes réels qui les séparaient désormais : c’étaient d’autres mondes, parallèles. Mais aucun des deux ne se rendait vraiment compte de la rapidité avec laquelle la distance entre eux ne cessait d’augmenter. » La force de l’analyse consiste à tenir ce savoir de l’illusion comme le savoir propre de l’amour. D’où le combat qui est mené ultérieurement entre le savoir de l’intelligence et le savoir de l’illusion. D’où aussi l’importance des signes et du décryptage des signes.

De son écriture précise et rythmique, Lisa Ginzburg bat la mesure de plusieurs couches de réalité et de plusieurs ordres de vision. Elle cherche à mettre des mots sur ce qui ne se dit pas. Dans l’un des derniers chapitres, stupéfiant dans la reconstitution qu’il opère d’un drame qui a eu lieu et dont le personnage féminin n’a pu être témoin, elle indique la supériorité de l’imagination sur l’intelligence. Elle montre ainsi comment l’imagination peut être mise au service du savoir, pour la vie intime et dans la vie sociale, ce qui définit aussi la fiction et la rend nécessaire.

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