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Ce volume émane d’AOC (Analyse Opinion Critique) qui, pour son premier anniversaire, donne sur papier ce qu’elle a produit sur les Gilets jaunes dès les premières semaines du mouvement, mais sur la toile, puisque cette revue est entièrement numérisée – mais non gratuite. Cet ensemble de trente articles ferait croire à la valeur de l’intellectuel collectif, non que l’on y apprenne grand-chose, mais parce que ces sociologues, politistes, philosophes et historiens ne sont pas les personnages surmédiatisés qui nous  tympanisent. Il n’y manque que Christophe Guilluy, qui avait attiré l’attention sur les fractures de la France et les avait parfaitement analysées préalablement [1].


AOC, « Gilets jaunes ». Hypothèses sur un mouvement. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 216 p., 12 €


Cette armée de réserve de la pensée n’a cependant rien d’organique au sens de Gramsci et elle ne dédouane pas la corporation de sa complaisance dans le silence politique. Effectivement, nul n’a le moindre lapin à sortir de sa manche, au mieux quelques idées de méthode de travail pour penser le social, mais ces plumes sollicitées à titre d’ « expert » ont au moins pour signe distinctif de ne pas suinter le mépris pour les « gens de peu ».

Comme on ne saurait résumer ces approches variées et que chacun a pu les lire ou aura intérêt à les lire, autant en tirer quelques réflexions adjacentes, d’autant que tout écrit prend chaque semaine du retard sur l’actualité et que l’affaire engendre en permanence de vraies fausses réponses, les uns ne voulant pas entendre de prétendues ouvertures, les autres se retrouvant ainsi condamnés au babillage inconséquent.

La salve de points de vue que présente AOC intéresse d’abord parce qu’elle ouvre les débats sans frontière et donne à chacun des bribes d’argumentaire. Nos fameux « éléments de langage » ne sont plus réductibles à la seule rhétorique du pouvoir ni aux injonctions d’un « politiquement correct » qui, épuisé par trente années d’hégémonie, finit par ressembler à un verrouillage de la pensée. À la langue de la communication politique pervertie au point de signifier l’exact contraire de ce que les mots ont l’air de dire, ce kaléidoscope rend à nouveau possible le débat, non celui qui est officiellement préconisé et cadré, mais un imaginaire qui n’entend pas buter sur des pratiques économiques balancées comme inéluctables.

La mobilisation des Gilets jaunes a en effet le mérite d’opposer à « la fin de l’histoire » un « pays réel » qui n’est pas celui de Maurice Barrès, mais qui est adulte et capable de faire savoir ses refus. Au sentiment d’écrasement, à l’exaspération, a répondu une explosion qui a inventé ses propres formes de communication et inscrit sa colère dans le temps, ce que nul n’avait prévu. Chaque samedi nie, de fait, la légitimité morale de la parole officielle, laquelle en devient embarrassée et, en tous points, particulièrement inadéquate. Macron et sa garde rapprochée, même après divers réajustements, restent inaudibles. L’émergence de refus qui se sont faits visibles rend la compassion ou le spectacle de la parole avisée de l’expertise aussi ineptes que les dénis de justice sociale.

AOC, « Gilets jaunes ». Hypothèses sur un mouvement

Manifestation du mouvement des gilets jaunes, à Belfort, le 29 décembre 2018.

Le rond-point anonyme a été investi, or ce n’est pas qu’on ne le voit pas, comme il est dit, mais ce passage obligé, le fruit stratégique de la rurbanisation qui condamne à la dispersion, a été investi. C’est précisément le symbole de la fluidité construite et non interrompue qui, bloqué, s’est grandi d’une capacité à transcender la vie banale, et cela de façon discrètement carnavalesque. C’est ainsi qu’a été adopté le gilet jaune, le plus improbable des accoutrements, celui qui a été imposé en cas de détresse sur la route, mais (comme le 80 km/h) à grand renfort de « campagne de sensibilisation » et de contrôles policiers. On a souligné le surcoût du diesel, mais on parle peu de la frustration de gens bernés auxquels on a infligé des normes, des modèles, et qui se vengent autant de leur propre soumission, de leur propre volonté d’avoir cru à ces leurres, que des formes d’aides qu’on leur propose, car il y a toutes ces composantes dans le maelström des choses. Oui, les pacifiques comme les violents qui reprennent le pavé des centres-villes le samedi après-midi sont et ont été floués, mais ils ne chantent même plus : « du passé faisons table rase ». De toute façon, quelle en serait la pertinence ?

Formuler des analogies est difficile, les contextes de rupture sont rares. Les optimistes saluent l’inouï auquel plus personne ne croyait puisque la France se morfondait tout comme à la veille de 1968 et qu’en 1992 Fukuyama diagnostiquait la « fin de l’histoire ». Les pessimistes pensent, eux, à la difficile sortie de crise d’un pays anesthésié et macronisé qui n’envisage guère les lendemains possibles et moins encore un monde alternatif. La grosse différence avec la révolte des Gueux, qui retournèrent le stigmate à leur profit, tient au fait que c’était alors la meilleure noblesse de Flandre qui s’opposait au duc d’Albe et à l’occupant espagnol. La France de 1789 avait, quant à elle, envoyé à Versailles une élite rompue à toutes les formes de fonctionnement de l’appareil d’État. Ses 1 300 talents expérimentés partagèrent la ferme volonté de recomposer l’appareil d’État d’un pays entier dans sa fiscalité, sa monnaie et jusque dans la moindre fonction : on redistribua des prébendes et des biens au nom de l’égalité des statuts et de la liberté (d’entreprendre) et au péril de divergences qui finirent en lutte armée à l’intérieur et à l’extérieur. Ainsi naquit notre ingénierie politique, globalement inchangée, mais cela ne se duplique pas quand on s’insurge sans communication ni relais avec les opérateurs au pouvoir et du pouvoir.

Les interviews de la presse et des radios ont fonctionné comme révélateurs des malaises d’un « peuple », agrégat inconstitué de désirs désunis, dirait-on pour plagier Mirabeau. S’ensuivirent des polémiques – peu amènes et moins encore sociales – sur des bribes de récits de vie.  La « gilet-jaunologie », disent ceux qui ne supportent guère ces « dérapages » – autre terme connoté en histoire de la révolution française –, révèle un ordinaire de sédition qui ne se résorbe pas. Chacun sait que la fragilité subie est la nouvelle norme du travail et que les diverses dimensions d’une sociabilité retrouvée, accablée des sarcasmes sur la frite/merguez, ne se résument ni aux ronds-points ni aux protagonistes du samedi des métropoles accompagnés de black blocs qui, très formellement, attendent les premiers tirs des forces de l’ordre pour casser et réenclencher les débats sur la liberté de manifester.

On sait les mécanismes du fonctionnement de la protestation, ses complicités passives et le sens des gestes qui se répètent : le bris des vitrines de banques, d’agences immobilières, d’abribus porteurs de placards publicitaires, éventuellement de voitures. En réponse, des mutilations graves, sous prétexte de ne pas aller au corps-à-corps, donnent un martyrologe. Cette comptabilité sanguinolente fait davantage recette que les tribulations économiques et morales d’une société en voie de délitement, mais ce que désignent les victimes, c’est précisément ce qui dissout le corps social et ce que notre société n’aime pas regarder. C’est ainsi que le pays a mal, et bien au-delà des jeux de la fiscalité. Mais pour l’instant point de memoria pour ces actes qui, en bonne rhétorique, devraient gouverner de nouveaux départs et engager vers l’action à venir.

AOC, « Gilets jaunes ». Hypothèses sur un mouvement

Notons que tous les protagonistes officiels, intellectuels, administrateurs et politiques en restent au signifiant de « territoire » pour désigner nos provinces et nos périphéries ; le terme a gommé le département jusque sur nos plaques d’immatriculation – sus aux régressions identitaires – et il ignore les régions, redessinées, comme les communes aux noms précis qui fusionnent dans des intercommunalités anomiques. On obère ainsi jusqu’à la subjectivation ordinaire qui a besoin de repères spatio-temporels, et cette atteinte au moi profond de chacun dépasse le mal dû aux services qui s’éloignent et cavalcadent. Détruire, éradiquer la trace du temps est devenu un jeu pernicieux qui a gagné la langue commune.

Certes, le vif sentiment de n’être rien procède en partie de l’érosion des structures d’encadrement politique traditionnelles dont on ne peut préconiser le retour, pas plus que ne renaîtra le sens du groupe lié au travail des champs ou de l’usine. Donc la récupération se fera sur le dos de boucs émissaires, soit les immigrés – mais ce n’est pas « tendance » –, soit les « cassos » (cas sociaux dûment assistés mais narquoisement assignés), soit sur le dos des classes moyennes, un peu moins démunies. On les désignera comme privilégiées du point de vue du savoir et du talent : pour un jeu à somme nulle, il n’y a d’autre solution que la logique du tous contre tous, si l’on ne veut pas toucher aux lois économiques en cours, ce qui est très difficile en théorie, et plus encore en pratique.

Bref, nul-le ne s’aventure à anticiper. Nul ne sait que faire et que penser même si on a inventé la mise en scène d’un « grand débat » destiné… à faire gagner du temps et à jouer comme cellule de crise. Dites tout, le deuil s’ensuivra bien un jour et, les élections venant, les politistes reprendront leur calculette pour supputer les possibles glissements électoraux. Toute contestation sera assimilée à un défaut de vue doublé de « complotisme » – la réduction à laquelle on assigne les généralisations non souhaitées, car l’exercice d’intelligence reconnu s’arrête là où de possibles positions alternatives germeraient. Sur ce plan, Bruno Latour est parmi les plus audacieux du volume d’AOC : chacun a mesuré les ravages d’un productivisme sans rivage que l’on n’a même plus les moyens de reconduire.

Sans doute reste-t-il en chacun une part de rêve et, mezza voce, la parabole d’Éric Chauvier, l’homme de Saint-Yrieix, termine judicieusement l’ouvrage par une nouvelle en guise de pastorale du temps présent.


  1. Voir Christophe Guilluy, Fractures françaises (2010) et La France périphérique (2014) puis, vraiment au cœur des présents problèmes, Le crépuscule de la France d’en haut (2017), tous réédités dans la collection de poche « Champs actuel ». Voir EaN n° 21 (novembre 2016).

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