L’Angola, la maladie, la famille désunie, Lisbonne comme un trou de province, les oiseaux… Nous sommes dans un roman d’António Lobo Antunes, le dernier qu’il écrira, a-t-il annoncé. Le précédent était aussi le dernier et on attend avec impatience le suivant, ne serait-ce que pour un tel titre : Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau.
António Lobo Antunes, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau. Trad. du portugais par Dominique Nédellec. Christian Bourgois, 576 p., 23 €
La voix d’une villageoise annonce tout ce qui suivra dans ces quelque six cents pages, dès le début, avant même que d’autres voix ne racontent : le fils « nègre » de son cousin a assassiné ce dernier, un sous-lieutenant jamais nommé, ancien combattant de la guerre en Angola, au moment de la « tue-cochon ». Les sangs du père, du fils adoptif et de l’animal se sont mêlés, ce jour-là, dans ce village à l’abandon. Le roman raconte ce qui a précédé : la guerre lors de laquelle le sous-lieutenant a sauvé l’enfant d’un massacre auquel il participait lui-même, la vie à Lisbonne, avec l’épouse et la fille née deux ans après le retour, le voyage vers le village pour la tue-cochon, et le meurtre.
Qui a lu Lobo Antunes sait que ces lignes du récit s’entremêlent, que les divers faits énoncés s’entrelacent, qu’entre présent, passé et futur le temps n’est pas distinct, mais tout un, une sorte de fleuve qui charrie êtres et choses, avec souvent des leitmotiv, des refrains, des « cela fait combien d’années que », des « si ça se trouve », des « tandis », des « trop de » qui résonnent dans le texte et en révèlent l’humour. Un humour mélancolique, sauvant du désespoir que le récit peut engendrer. La voix des divers protagonistes se fait entendre chapitre après chapitre, à commencer par celle du père, dont les premiers mots donnent le la : « Et cette nuit, comme tant de fois depuis quarante-trois ans, j’ai encore rêvé de l’Afrique ». On est à Lisbonne, un quartier sans grâce, avec des voisins dont les bruits dérangent le sommeil déjà si difficile. Après le père, on entendra le fils adoptif, marié à « Son Excellence », une femme méprisante, voire haineuse, que l’on sait raciste, comme l’amie avec laquelle elle est souvent et qui parle du « sale nègre ».
La fille ne parle que tardivement dans le roman ; ce que l’on sait d’elle est qu’elle n’a jamais aimé sa famille, jamais parlé avec son père, qui ne sait pas où elle habite, comment, avec qui et de quoi. Presque au milieu du roman, on l’entend enfin : « je crois que je n’aime absolument personne, quelles créatures pourrais-je aimer et à quoi cela avance-t-il d’aimer, aimer pour quoi faire, aimer pour gagner quoi ». Elle est plus tard présente au village pour l’événement rituel, et ce qu’elle raconte alors révèle sa profonde détresse, sa solitude de femme accrochée à sa « dose ».
La femme du sous-lieutenant est « amour ». Il faut lire ce mot qui revient avec celui qui lui fait écho : « attention ». Elle ne veut pas que son mari l’approche, la touche. Parlant de leur relation, elle dit ainsi : « Et mon mari cela signifie la moitié du lit, la moitié de la penderie, la moitié de l’air, une respiration inconnue me faisant sursauter dans l’obscurité, une toux imprévue, des tongs colossales sur le parquet, des habits appartenant allez savoir à qui, et pas franchement en bon état, posés de travers sur la chaise ».
L’épouse est malade : les pierres dont il est question dans le titre, ce sont peut-être celles qui obstruent ses reins. À moins que le cancer ne soit à l’œuvre et la détruise plus méthodiquement. On hésite.
Et puis, personnage principal, l’Angola. C’est d’abord la guerre, ses slogans triomphalistes, sur le Portugal « un et indivisible du Minho au Timor », ses sous-officiers arrogants, qui abusent des jeunes Angolaises, c’est le quotidien fait d’embuscades, de missions sans fin, c’est la pauvreté d’une armée sans ressources pour laquelle un Berliet ou un camion Mercedes coûte trop cher. Lobo Antunes a raconté cette guerre dans Le cul de Judas, roman qui l’a fait connaître, et dans ses Lettres de guerre, adressées à sa femme, lettres superbes qui disaient la monotonie des jours torpides, l’ennui, la médiocrité de cette vie perdue, loin d’elle. Ici, pas de lettre mais la langueur, le dénuement et un soudain déchaînement de violence. Le sous-lieutenant était de ces hommes qui ont investi un village et tué. On l’apprend dans toute son horreur par le « fils nègre » : « trop de gens sans mains, trop d’oreilles dans des bocaux, trop d’hélicoptères, trop de blessés, trop de quimbos en flammes, trop de morts, le chef des opérations rôdant autour des prisonnières, le sous-lieutenant chialant sous le mercedes nous tendant sa propre merde ». Fils recueilli après que le sous-lieutenant a participé au massacre, tué sa mère, malgré les « qu’est-ce que vous voulez en faire de ce gosse ? » et les « tôt ou tard il se vengera de vous mon sous-lieutenant » des officiers qui l’entourent.
Le romancier ne tient jamais de discours sur la guerre. Seul le flux des paroles, les innombrables détails qui donnent à voir, à sentir les événements révèlent ce que la guerre a fait, comment elle a détruit les êtres, défait ce qui les liait à leurs proches, à leur vie antérieure. Ainsi de ce soldat qui s’ouvre un passage dans les barbelés pour fuir le campement pour aller dans la brousse et qui annonce à qui veut le faire rentrer qu’il « part en Chine ». La guerre est présente jusqu’à Lisbonne aujourd’hui, dans l’appartement que sa femme et l’ancien combattant habitent : « À mon retour d’Afrique le moindre bruit m’effrayait et moi à genoux à la recherche de l’arme que je n’avais plus mais pensais encore avoir afin de tuer le loquet d’une porte ou le chambard des voisins, les mitrailleuses des talons d’une femme, les bazookas des pas d’un homme, les soupirs de blessés ou de tiroirs d’une armoire ». La métaphore confond les temps et les espaces, met en relief ce qui s’est figé à jamais, le bruit de la guerre. Bruit que l’on entend aussi dans ce coin reculé de l’Afrique, avec les aboiements ou gémissements des hyènes et des lycaons, ces simulacres de chiens ou de loups qu’attirent les charognes.
La guerre, c’est l’absence dite par Fininha, une villageoise, une des seules à avoir un prénom : « À l’époque de la guerre, j’avais un fiancé qui n’est pas revenu d’Angola mais j’ai perdu son portrait et maintenant je ne me souviens plus de lui. » C’est le manque, le désir brutal et le sexe tarifé, « afin d’améliorer le niveau de tendresse des troupes ». Mais il faut entendre les paroles de la prostituée « parce que j’ai mis du temps à comprendre que la plupart des soldats ne veulent pas une prestation, ce qu’ils veulent c’est de l’écoute, c’est bavarder, c’est une tétine mais ils ont honte de demander une tétine, ils en ont marre de s’échiner à tuer et ils viennent nous trouver en quête d’attentions, de câlins, de doigts qui rajustent leurs habits, d’un espace silencieux dans lequel enfouir toutes les ordures de la guerre ». Aucun médecin ou psychologue ne peut comprendre ni soigner cette souffrance-là.
La mort advient, prévisible, annoncée par les complices du crime commis dans le village angolais, fomentée par le « fils nègre » qui la portait en lui depuis toujours. Le crime ressemble à un sacrifice, avec ses gestes calculés, dont la future victime parle, comme s’il se préparait. L’épouse savait ce qu’il en serait, comme si vivre avec des calculs dans le rein vous permettait de compter les jours qui vous séparent de la fin.