Le procès de Spinoza

Le titre du livre de Gilles Hanus, Sans images ni paroles, est emprunté à un passage du Traité théologico-politique, où Spinoza établit la différence entre la manière dont Dieu s’est révélé, aux prophètes d’Israël d’abord, au Christ ensuite. Au Christ, « sans images ni paroles » ; aux prophètes d’Israël, « par des paroles et des images ». Paroles et images : médiations pour le vulgaire, on parlerait aujourd’hui de « mass media ».


Gilles Hanus, Sans images ni paroles. Spinoza face à la révélation. Verdier, 128 p., 14 €


Si le titre renvoie à la révélation christique, en va-t-il de même du sous-titre qui installe Spinoza face à « la » révélation ? Rien n’est moins sûr. Outre l’hésitation légitime entre la révélation aux prophètes et la révélation au Christ, ne faut-il pas faire droit à la possibilité que « révélation » revête ici un sens générique, absous des modes de donation présidant aux révélations particulières ? À l’appui d’une telle hypothèse, on pourrait alléguer l’usage de l’article défini : « la » révélation. Mais c’est alors la locution prépositive « face à » qui perdrait en vraisemblance, les idées générales se situant en nous et non hors de nous. Or s’agissant d’un auteur qui, sur le fond comme sur la forme, n’a pour ainsi dire jamais un mot plus faux que l’autre, une conclusion aussi désobligeante invalide à elle seule la prémisse. En revanche, que cette touche spatialisante – que Bergson nous pardonne – n’ait pas pu échapper à l’auteur, qu’il ait pleinement mesuré qu’avec elle c’est tout le dispositif scénique, où un spectateur fait « face à » un spectacle, qui était invité à comparaître, ne disqualifie pas seulement l’option où le mot de révélation monte en généralité, mais, parmi les deux options restantes, n’épargne en vérité que la révélation hébraïque ou sinaïtique – que Spinoza décrit en effet comme un dispositif spectaculaire ayant pour seule fin l’obéissance des Israélites –, la révélation christique, pour sa part, où Dieu s’introduit directement dans l’esprit, interdisant toute distanciation, et, par voie de conséquence, la possibilité même de faire « face ». Intégralement déplié, le sous-titre s’écrirait donc : « Spinoza face à la révélation hébraïque ».

Mais que pourrait bien signifier d’installer Spinoza face à la révélation hébraïque, quand dès les premières pages du Traité théologico-politique c’est précisément là qu’il dit prendre place. Je cite le Traité théologico-politique, livre 1 : « En parcourant donc les livres sacrés, nous verrons que ce que Dieu a révélé aux prophètes l’a été par des paroles, des figures, ou par ces deux moyens à la fois, c’est-à-dire des paroles et des figures ». Nous pouvons dès lors formuler notre embarras : organiser le face-à-face entre Spinoza et la révélation ne revient-il pas à laisser tout en place – le premier, Spinoza lui-même ? Pour sortir de cette aporie, il faut dire deux mots de la méthode de Gilles Hanus, et au préalable deux mots aussi de celle de Spinoza, à laquelle renvoie au demeurant le titre de la présente recension : l’autre procès de Spinoza. Pour éviter tout malentendu, commençons par préciser que le mot de « procès » qui figure dans ce titre ne renvoie en aucune manière au tribunal itinérant, tour à tour rabbinique et philosophique, qui depuis des siècles remet la peau de Spinoza sur la table. « Procès » a ici le sens exclusif de mode opératoire, de procédé, ou encore de ce que Spinoza, au chapitre 7 du Traité théologico-politique, appelle sa Méthode, laquelle consiste, selon ses propres termes, à tirer la connaissance de l’Écriture de l’Écriture seule. La ficelle a beau être un peu grosse, on devine les avantages que Spinoza pouvait espérer tirer d’un dispositif qui interdit de distinguer entre son interprétation de l’Écriture et celle que l’Écriture, superposée à elle-même comme Dieu à la Nature, ou interprétante/interprétée comme l’autre est naturante et naturée, donne d’elle-même. Mais qu’importe que Spinoza, en imprimant cette courbure à l’autorité scripturaire, ait incidemment cherché à se couvrir. Gilles Hanus ne traque pas les motivations plus ou moins secrètes qui ont dicté à Spinoza le choix de sa méthode. Ce qu’il cherche à établir, c’est la mesure dans laquelle Spinoza s’y est tenu, après qu’il l’eut prétendument adoptée.

Gilles Hanus, Sans images ni paroles. Spinoza face à la révélation.

Franz Wulfhagen, Portrait du philosophe hollandais Baruch Spinoza

À cet égard, l’ouvrage se présente comme une exploitation particulièrement fructueuse du principe de « récursivité », l’auteur appliquant à la compréhension de Spinoza la même méthode de scrupuleux pliage que celle que Spinoza prétendait appliquer à la compréhension de l’Écriture. Mais certains plis vous écornent une réputation. Dans les toutes dernières pages du livre, Gilles Hanus conclut : « sa méthode laisse sceptique », et un peu plus loin : « Le programme, ô combien stimulant, d’une lecture de l’Écriture par l’Écriture, est abandonné en chemin ». Procès ou pas, le verdict est sans appel. Mais nous sommes passés du titre à la conclusion, du début à la fin, et avons quelque peu négligé ce qu’il y a entre les deux, le corps du livre. Avant d’entreprendre un trop rapide repérage thématique des analyses particulièrement denses que Gilles Hanus conduit dans les trois premiers et principaux chapitres du livre, il convient de rendre hommage à sa manière, combinaison de rigueur géométrique et d’acuité barométrique, qui réussit l’exploit, tout en démêlant le mixte de fils et de ficelles que le philosophe a croisés dans sa trame démonstrative, de restituer les variations pour ainsi dire atmosphériques de sa langue. Les deux premiers chapitres, intitulés respectivement « Connaissance naturelle et connaissance prophétique » et « L’Écriture et la loi », procèdent tous deux par coupes sagittales, en suivant chaque fois la trajectoire que dessinent dans l’œuvre les sens opposés de notions que Spinoza maintient délibérément dans leur ambigüité, afin de dissimuler de franches contradictions sous une cohérence purement homonymique ou acoustique. Mais Gilles Hanus sait que, pour maintenir son cap, il faut parfois se boucher les oreilles. Et, comme Spinoza l’observait lui-même dans un passage de l’Éthique fréquemment cité, « la musique, pour le sourd, n’est ni bonne, ni mauvaise ».

Le chapitre 1 s’enquiert ainsi des variations internes à la notion de « révélation », d’où Spinoza tire des effets de superposition d’abord, de subordination ensuite, entre connaissance prophétique et connaissance naturelle, de telle sorte que « le véritable rapport à Dieu relève de la pensée pure », au lieu que les paroles et les images proprement révélées apparaissent désormais aussi superflues que cette échelle dont Wittgenstein, dans un autre célèbre Tractatus, affirmait qu’une fois parvenu au sommet on pouvait aussi bien s’en débarrasser. Au chapitre suivant, Gilles Hanus renouvelle l’opération sur la notion de « loi divine », dont il montre qu’elle s’étale ou « semble à cheval » sur les deux sortes de « loi » que Spinoza lui-même s’est évertué à distinguer, à savoir la prescription d’une règle de vie, qui est la loi prise au sens littéral, et le déterminisme naturel, qui en est le sens métaphorique. Nul doute que, à l’instar des cieux qui chantent la louange du Créateur, ces dissonances en cascade ne soient tributaires du « couac » originel que constitue la fameuse équation Deus sive Natura.

Du troisième chapitre, je relèverai seulement, comme le fait du reste d’entrée de jeu l’auteur lui-même, qu’il reprend et prolonge certaines analyses que Benny Lévy avait conduites sous le signe de la « duplicité » dans son Meurtre du pasteur [1]. Je ne m’attarderai pas davantage sur l’appendice intitulé « L’exception salomonienne », sinon pour remarquer qu’en plus de faire écho à la théorie des deux « têtes de pont » de Taubes – expression par laquelle ce dernier pointait le privilège, le crédit philosophique, dont jouissent chez Spinoza les deux figures bibliques que sont le roi Salomon et Paul de Tarse –, elle établit, à propos des Proverbes, ce qui vaut sans doute pour le corpus biblique dans son ensemble, à savoir que Spinoza « pratique un autre art de la lecture que celui qu’il théorise ».

Gilles Hanus, Sans images ni paroles. Spinoza face à la révélation.

Gilles Hanus © Sophie Bassouls

Mais c’est dans les pages de conclusion que j’ai rencontré ce qui m’est alors apparu comme le cœur du livre. C’est en effet dans ces toutes dernières pages, voire dans les toutes dernières lignes, que Gilles Hanus dévoile ou – osons le mot – révèle ce qu’il tient pour la racine de son différend avec Spinoza : « Le texte prophétique, l’Écriture pour parler comme Spinoza, n’est pas vrai en son sens obvie si l’on entend par là qu’il décrirait les choses comme elles sont. Découvrir l’essence des choses, c’est la tâche de la philosophie ou de la science. La lecture de l’Écriture, à laquelle nul n’est contraint bien que peut-être tous y soient requis, implique une tout autre conception de la vérité. » Ainsi, la vérité du différend résiderait dans un différend sur l’idée de vérité. Mais cette « tout autre conception de la vérité » à laquelle Gilles Hanus en appelle, en avons-nous connaissance ? L’auteur la définit dans un premier temps comme une vérité « qui se donne toujours dans des paroles, dites ou écrites ». Mais cette première détermination, bien qu’elle suffise à démarquer la vérité-donnée-en-paroles de la vérité spinozienne, laquelle réside dans l’idée pure qui dédaigne le langage, est inapte en revanche à la démarquer du mensonge ou de l’ineptie, ceux-ci aussi se donnant « toujours dans des paroles, dites ou écrites ». C’est pourquoi, à cette caractérisation purement formelle ou véhiculaire, Gilles Hanus en ajoute in extremis – il s’agit de la dernière phrase du livre – une autre : « Le pari de toute lecture est celui de l’intelligence du texte, c’est-à-dire de sa capacité à nous rendre intelligent, quelles que soient son opacité et sa confusion premières. » Là où on attendait la vérité, il n’est subitement plus question que d’intelligence, comme si de l’une à l’autre il y avait passage de flambeau.

Nous croyons comprendre le sens d’un tel geste, mais nous ne pouvons pas nous résoudre à l’entériner. L’exaltation de l’intelligence pour l’intelligence, tendue vers une sorte de sur-intelligence, nous semble aussi peu compatible avec l’idée de vérité que ne l’est le surhumain de Nietzsche, et cela sans doute pour la même raison, qui est que l’extension illimitée d’une puissance – fût-ce celle de l’intelligence – ne nous paraît susceptible d’être entreprise qu’en réaction à la fuite irrémédiable de ce qui lui tenait lieu de destination. Autrement dit, tandis que la recherche de la vérité ne peut rencontrer qu’un problème de méthode, le seul risque sérieux étant aux yeux de celui ou de celle qui s’y adonne de s’engager dans la mauvaise direction, mais certainement pas de se tromper de but, la quête de l’intelligence nous semble au contraire coextensive au nihilisme entendu comme l’entrée en crise définitive des techniques d’identification et de visualisation du but, que pour cette raison nous serions tentés de qualifier de retour au dé-but. À moins, bien sûr, de parvenir par quelque tour – ou pli – supplémentaire à superposer les deux opposés. Auquel cas ce « début » en viendrait tout naturellement à se prendre pour fin.


  1. « Spinoza : la duplicité » in Le meurtre du Pasteur. Critique de la vision politique du monde,  Verdier, 2002.

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