Pépites poétiques de France et de Thuringe

La poésie voyage. Elle n’est assignée ni à un lieu ni à une période donnée (printemps des poètes ou célébration d’un anniversaire). Sa place est au quotidien. C’est la tranquille audace que nous relaient, en ce début d’année, deux publications, l’une à Weimar, l’autre à Paris : d’un côté, le rassemblement en volume des chroniques hebdomadaires récemment parues dans un quotidien allemand de Thuringe, de l’autre, la mise en ligne de l’ensemble des articles apportés depuis quarante ans par la revue Po&sie. La poésie : une fenêtre aux dimensions du monde et de ses urgences.


Thüringer Anthologie. Eine poetische Reise. Jens Kirsten et Christoph Schmitz-Scholemann (dir.). Weimarer Verlagsgesellschaft, 392 p., 18 €

Po&sie. Belin/Humensis, 164 numéros publiés à ce jour. Archives en ligne sur le site po-et-sie.fr, avec entrées multiples et index.


La frilosité n’est pas de saison. L’audace pour briser le cercle étroit dans lequel on croit pouvoir tenir la poésie vient en Allemagne d’un foyer bien circonscrit et que d’aucuns pourraient tenir pour éteint, voué aux seules commémorations : Weimar – ville de Goethe et de Schiller, de Liszt et de Nietzsche, riche de fabuleux musées et archives littéraires – et Erfurt, à quelques kilomètres de là, capitale administrative et politique du land de Thuringe, siège de son parlement et de son gouvernement. Point n’est besoin cependant de puissants moyens pour entreprendre. Une initiative résolue y suffit. En l’occurrence, la conjonction d’une association littéraire et de l’engagement d’un directeur de presse. Le Thüringer Allgemeine (Journal général de Thuringe), dont le siège est à Erfurt, ne dispose ni de la solide base financière ni du lectorat international propres à un journal établi dans une métropole telle que Hambourg, Berlin ou Munich.

Le rédacteur en chef du quotidien s’est pourtant laissé convaincre par la proposition que lui a faite le bureau du Cercle littéraire de Thuringe, dont le siège est à Weimar : ouvrir dans son édition du samedi une chronique hebdomadaire de poésie. Un bref poème y serait reproduit, dont le commentaire serait à chaque fois confié à une plume amie de la poésie, mais avec cette particularité que l’auteur – poète ou écrivain, journaliste ou universitaire, juge, administrateur, homme ou femme politique, archiviste ou bibliothécaire – serait issu d’une large gamme d’activités. Seule contrainte pour que la chronique trouve sa place au rez-de-chaussée du  journal, le poème et le commentaire ne devaient chacun pas excéder 2 000 signes. Sur ces bases, l’aventure, inaugurée par le rédacteur en chef de l’époque qui commentait le « Chant de nuit du voyageur » de Goethe, a duré trois ans, de 2014 à 2017. Elle a rassemblé 158 contributions, l’horizon des poètes retenus allant des troubadours aux écrivains d’aujourd’hui. Dans cette catégorie, les poètes reconnus comme Sarah Kirsch ou Wulf Kirsten voisinent avec de plus jeunes dans la carrière, Nancy Hünger et Bärbel Klessner, Wolfgang Haak et Jan Volker Röhnert, par exemple.

Le défi était de taille. Comment faire entendre la pluralité ? Quelle place pour le tranchant de la poésie ? La générosité des responsables, Jens Kirsten et Christoph Schmitz-Scholemann, est à la hauteur de l’entreprise. Schmitz-Scholemann a été nommé juge au tribunal fédéral du travail, la plus haute instance allemande en matière de conflits entre patrons et salariés, au lendemain de la procédure qui réintégra le poète Arnfried Astel dans ses fonctions de rédacteur à la section culturelle de la radio sarroise. Désormais juge à la retraite, il se consacre à la cause de la littérature. D’une génération plus jeune, Jens Kirsten jouit d’une formation universitaire très sûre dans les domaines des littératures allemandes et espagnoles, latino-américaines en particulier.

À la faveur de cette heureuse conjonction éditoriale, la poésie sort du bois. Dans une certaine mesure, faite par tous et pour tous (avec en effet une large représentation des  âges et des catégories sociales), elle s’expose librement, sans songer d’abord à plaire. Elle dit les choses de la vie, et, lorsqu’il le faut, porte le fer dans la plaie, que ce soit par l’humour ou par la dénonciation directe du mal. La Thuringe et la Saxe voisine ont été saignées par la violence. Les voix féminines ne sont pas les moins fortes pour dire leur fait aux gouvernants. La princesse Sibylle von Kleve, épouse du prince électeur de Saxe, en offre l’exemple au XVIe siècle : ses lamentations s’élèvent auprès de Dieu pour plaider la libération de son mari emprisonné par Charles Quint. En sa qualité d’empereur d’Allemagne, le très catholique souverain pourchasse impitoyablement les adeptes de la Réforme de Luther. Au XXe siècle, l’arbitraire est d’une autre nature entre les mains de Hitler, de Staline et de leurs laquais, et l’ombre de Buchenwald plane sur la ville de Weimar en contrebas. La poésie, on le sait, paie son insoumission d’un lourd tribut.

Intéresser un public qui n’était pas spontanément acquis à la poésie et s’adresser en particulier au lectorat dont une part avait vécu sous le régime de l’ancienne République démocratique allemande où le pouvoir entendait contrôler la littérature et les  arts était une autre face du défi. Comment le public réagirait-il ?

Thüringer Anthologie. Eine poetische Reise Thuringe

Pari gagné. le voyage que propose l’anthologie de Thuringe touche juste et dépasse un public particulier. Il donne à lire, dans un ordre très souple, une page d’humanité. Il charrie en effet les voix des siècles divers, le « Chant de la vie » de Herder, accordé, comme les pièces de Goethe et de Schiller ici retenues, aux joies et aux limites de notre condition, au même titre que la complainte de Jakob Lenz, autre contemporain de Goethe, dont le destin fut en revanche tragique. Le recueil, et c’est un élément de sa profondeur, autorise les reflets en miroir. À la mélancolie de Lenz répond aux pages suivantes le poème éminemment concis de Lutz Seiler – neuf vers datés de 2000 et intitulés « Müde bin ich/Je suis las »). Le commentaire de Gerhard R. Kaiser en éclaire très opportunément la polyphonie et la secrète lueur d’espoir finale.

L’ouvrage réserve des découvertes. Autour de Nietzsche, par exemple, haute figure de Weimar où il acheva sa vie dans les ténèbres de la folie, il favorise des confrontations stimulantes. Il libère le regard, éclaire les faits et les hommes d’une lumière inédite. Le lien des poètes et des collaborateurs à la région demeure très souple, témoins Reiner Kunze et Michael Krüger, qui vivent en Bavière, le Berlinois Volker Braun (dont vient de paraître dans la collection « Poésie/Gallimard » un volume de Poésies choisies) et le Sarrois Arnfried Astel, récemment décédé. On rencontrera aussi parmi les poètes des contemporains moins attendus, le Coréen Kim Kwang-Kyu, auteur d’un recueil de poèmes allemands (Göttingen, Wallstein, 2010), et l’Israélien Tuvia Rübner, lauréat 2012 du prix Konrad-Adenauer, qui composa à cette occasion une émouvante « Carte postale de Weimar ». Né en territoire allemand dans une famille juive, il a échappé à l’Holocauste pour s’établir  dès 1941 en Palestine. Le nom de Buchenwald, inexprimé dans le poème, lui barre à jamais l’accès de Weimar. Impossible d’oublier. De l’époque baroque à aujourd’hui, et jusque sur l’horizon de la mort, Weimar et la Thuringe se dévoilent comme un laboratoire de vie et de formes.

La constellation Po&sie

Le lien n’est pas loin avec la revue Po&sie et le regard rétrospectif que favorise l’exceptionnel instrument que constitue la consultation électronique de tous les numéros de la revue (une consultation qui s’étendra aux numéros à venir). Le trésor qui s’ouvre là nous touche à des profondeurs existentielles. Il redonne à la poésie une mission de témoignage et de survie lorsque le monde est menacé d’inhumanité et de fin. Celan, pour évoquer une figure tutélaire que la revue s’attacha à mettre en valeur, y tient toute sa place, durable, profonde et exemplaire.

Ce que découvre le travail d’Antonin Lazare, architecte et principal ouvrier de l’immense chantier de collation et d’inventaire nécessaire à la mise en ligne, c’est une constellation d’une ampleur et d’un rayonnement sans précédent. Car elle embrasse, cette fois, toutes les langues et tous les pays. D’emblée, la revue fixe dans son titre une ambition fondamentale qu’elle sait présenter avec humour. Il vaut la  peine de relire l’éditorial du numéro 1, daté de juin 1977 et signé collectivement « la rédaction » :

« Au milieu du mot “poésie” un homme se gratte et ronchonne » (Éluard 1920). Le signe Po&sie aimerait dire le et qui est à l’intérieur de la poésie, un et de diversité, de pluralité. &, non pour abréger (ce serait plutôt l’inverse) mais esquisser un idéogramme qui symbolise l’instabilité, la nouveauté, la place faite au rapport, aux interactions. Po&sie pour rappeler le un-en-deux de la traduction, le travail de disjonction et de conjonction de l’écriture poétique, l’inquiétude de la poésie sur son essence, le risque de sa dislocation moderne et l’humour qui anticipe sur une réunion.

Les coopérateurs ici, sans numerus clausus : quelques-uns de ceux qui s’exposent à publier sous le titre « poème », quand bien même ils  ne croiraient pas à la « pureté du genre ».

Non seulement le propos n’a rien perdu de son actualité, mais le pari a été tenu : faire lien avec les autres arts (peinture, cinéma, etc.), mais aussi avec la philosophie, et toutes les formes de pensée qui tentent d’appréhender notre condition au présent. La poésie affiche sa dynamique au cœur de la création. Elle transcende les limites entre la prose et la poésie ; le rythme et la musique appartiennent à l’expression de la pensée comme la rhétorique et les divers tropes, et la question du vers libre ou régulier, pair ou impair, demeure d’actualité. La poésie vit en symbiose ou en rivalité agonistique avec la philosophie, elle use de toutes les ressources de la stylistique, se vivifie à la médiation, au dépassement inhérent à l’acte de traduire. Le « trans » de la transgression, qui se module encore dans la « transe », lui est consubstantiel.

L’instrument électronique ouvre à l’amateur de poésie des possibilités inouïes. Il n’est au service d’aucune accumulation ou thésaurisation. L’énergie qu’il déploie est à la mesure des interrogations qui lui sont adressées. La langue ne s’efface derrière aucune machine ni ne s’abolit en elle. Au rebours, la parole est à ce point au cœur de Po&sie que toute consultation du site affiche d’abord un court poème, sans cesse varié à chaque nouvelle ouverture.

Quel est celui du jour, au matin du 3 janvier 2019 où je rédige ces lignes ?

« L’extincteur »

Au soleil de midi qui monte avec férocité, je fixe du regard un extincteur sur un mur. Un petit enfant arrive et dit : « Regarde, il y a deux extincteurs dans tes yeux ! » Pour cette fraîche candeur, je prends son visage entre mes mains, souris, me mets à pleurer malgré moi. Je vois dans ses yeux deux moi distincts versant des larmes. Mais il ne me dit pas, cette fois, combien, dans le miroir de mes larmes, il y a de lui.

Chin Shang, PO&SIE n° 5, 1978

Le poème est traduit par Martine Vallette-Hémery. La consultation en ligne du numéro nous apprend que Shang Chin, que l’on pourrait rendre par « oiseau mélancolique », est l’un des pseudonymes d’un écrivain original, connu hors des frontières de son pays par sa présence dans des anthologies en anglais publiées aux États-Unis. Né en 1931 dans la province du Sichuan, et marqué par l’influence du surréalisme, il n’a encore, à cette date, publié qu’un seul recueil de vers ou proses poétiques (Rêve ou Aube, 1970). Sans afféterie, l’extrait témoigne en quelques lignes de l’ambition d’une revue qui, au-delà de l’Europe et de l’Occident, médiatise en traduction française la poésie mondiale contemporaine. Pour preuve, les numéros spéciaux consacrés à la Chine (1993, n° 65), à la Corée (1999, n° 88 et 2012, n° 139-140), au Japon (2002, n° 100), et aux Afriques (2015, n° 153-154, et 2016, n°1 57-158).

À son tour, L’Europe, plusieurs fois objet de numéros particuliers – qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la poétesse Ingeborg Bachmann ou d’un vaste dossier sur 30 ans de poésie italienne (2004, n° 109 et 110) –, se voit consacrer pour les quarante ans de la revue deux numéros synthétiques (« Trans Europe Éclairs » 1 et 2, 2017, n° 160-161 et n° 162), avec notamment la voix engagée de la romancière et dramaturge autrichienne Elfriede Jelinek. Rien de statique dans une revue sans cesse sur la brèche, qui revisite sa propre histoire pour en éviter l’embaumement. Elle y puise de nouvelles raisons d’oser. Si prospection il y a, indissociable du mouvement d’attention aux textes que Michel Deguy ne craint pas de qualifier de « profanation », car la lecture ne s’incline devant aucune idole, je relèverai ici quelques-unes de ces étincelles dont la consultation de l’index électronique de la revue enflamme l’esprit.

Thüringer Anthologie. Eine poetische Reise Thuringe

Il n’est pas de mouvement tectonique de la poésie que la revue n’ait su pressentir et accompagner. Les renaissances ou révoltes dans l’Europe centrale (Hongrie, Pologne) ont trouvé une tribune, comme s’est ouvert un immense chapitre inédit avec le surgissement de l’Afrique, des Afriques, à la mesure des migrations et des drames qui s’y jouent. En France, les colonnes de Po&sie ont été largement ouvertes à Jacques Roubaud, compagnon des premières heures et toujours aux côtés d’une publication qui a accueilli à plusieurs reprises Florence Delay, tant sur le théâtre que sur la poésie et le roman. Yves Bonnefoy y est régulièrement intervenu jusque peu avant sa mort.

Initiateur, doué d’une étonnante vigueur pour désigner les terres à défricher et y œuvrer en pionnier, Michel Deguy, expert pour susciter les vocations, est aussi l’ami des poètes étrangers. Lui-même traducteur, il fait escorte en France à la poésie anglaise et allemande, aux promesses de l’Italie, de la Russie comme de l’Europe centrale. La passion s’étend à l’Amérique latine, longtemps représentée à ses côtés par son ami chilien Godofredo Iommi (1917-2001), poète avec qui il avait d’abord fondé La Revue de poésie (1964). « Godo » aura été l’un des génies tutélaires de Po&sie. Autour de Jacques Derrida, de Jean-Luc Nancy et de Giorgio Agamben, mais aussi de  Claude  Lanzmann, réalisateur de Shoah et directeur des Temps modernes, et de Jacques Dupin, l’amitié suscite une richesse qui a peu d’équivalents à cette échelle.

L’urgence écologique, inspirée d’une sauvegarde de la terre comme habitat, prend ses racines chez Hölderlin et Heidegger. Elle découvre de nouvelles terres poétiques, sans s’identifier à aucun parti exclusif, dans la mesure où la poésie demeure irréductible dans son attachement à la parole. Aucune liste de noms – même celle qui se réduirait aux seuls actuels rédacteurs en chef adjoints, Claude Mouchard, Martin Rueff, Hédi Kaddour et Laurent Jenny – ne se substituera cependant à l’engagement collectif de plusieurs centaines d’auteurs liés par une même ferveur poétique. Impossible de faire mieux en ces quelques lignes que d’alerter, de signaler une constellation avec son énergie efflorescente. Qui lance une sonde dans cet infini ne revient pas les mains vides : les  richesses sont à la disposition de tous, même du plus intrépide.

« La poésie n’est pas seule »

La déclaration de Michel Deguy trouve assurément une illustration dans l’accompagnement que lui font les publications et revues qui, avec conviction et persévérance, la mettent à l’honneur en France et à l’étranger. Mais comment ne pas saluer ici les éclairs de pensée, les illuminations fabuleuses auxquelles procède la revue Po&sie ? Leur flamboiement n’a rien d’éphémère. Si je devais en appeler à une imparfaite métaphore, revivifiée par Michel Deguy, je dirais qu’il nous appartient de visiter le vivant creuset (je préfère ce mot à celui de musée) que représente la revue. L’auteur du Sens de la visite et les contributeurs qu’il rassemble sont les  plus stimulants des guides. Ce serait rêver que de croire le monde saisi par la poésie. Mais ne laissons pas échapper cet espace de liberté, opérons le sursaut auquel invitait François Villon dans l’adresse à ses « frères humains ».

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