Il y a Bacharach, « bizarre petite ville coincée entre les falaises du Rhin et totalement inaccessible sauf en barque », où Henri Heine a situé l’intrigue du Rabbin de Bacharach (1840) et où sont nés deux peintres jumeaux, les frères von Kügelgen. Il y a Isaac, fantôme de l’amant et figure du livre en instance de sacrifice sous la plume de l’écrivaine : « Quand j’ai voulu appeler le Livre Bacharach Isaac me l’a vivement déconseillé, tu es déjà assez illisible comme ça, pense à ton lecteur, Osnabrück c’était déjà beaucoup, c’est comme Cixous, tout ça est escarpé, abrupt, étrange pour ne pas dire étranger ».
Hélène Cixous, Défions l’augure. Galilée, 152 p., 21 €
Chez Hélène Cixous, tout le monde donne son avis sur le livre que nous sommes en train de lire : le fils, la fille, Isaac, donc, mais la mère aussi, même morte – lorsqu’une tortue débarque inopinément dans le cours du texte, « c’est une de tes incongruités, dit ma mère ». Des irruptions qui font souvent sourire. Tout le monde participe, quel que soit son statut temporel ou vital, de Montaigne jusqu’à un certain Marcel (né dans la forêt en 1936 et page 70, de père résinier) et tous les Kurt de la famille maternelle Jonas, celui qui est mort dans les camps et celui qui ne l’est pas (on vous avait prévenu qu’il y avait des jumeaux à Bacharach). Il faut dire que le très vif Défions l’augure ne se présente pas autrement que comme un livre fait « pour reprendre la vie là où elle a été interrompue ». Il s’agit d’aller vaillamment à la mort comme Hamlet (à qui l’on doit le « defy augury » du titre), dans l’attente de la résurrection. « Mes livres sont des villes où demeurent des morts fées », écrit l’auteure. Sans doute faut-il y lire « m’Orphée », le poète qui va chercher Eurydice aux enfers et re-prendre sa vie, la prendre une nouvelle fois : « On peut passer de l’autre côté de la mort : libre à chacun de relever le défi ».
Il serait absurde d’essayer de résumer Défions l’augure ou d’en démêler l’écheveau, tant le livre s’échappe plus encore qu’un rêve et qu’Eurydice si on la regarde. À peine peut-on dire, avec l’auteure elle-même dans son « Prière d’insérer », qu’il s’agit d’un texte qui se tient « prêt » face à la certitude de la mort, dans le danger de l’érection, « toujours tout près du Paradis ». C’est cette instance de mort qui fait revenir le livre, à son ouverture, aux Twin Towers – présentes dans l’œuvre depuis Tours promises (2004), tours jumelles comme la généalogie de Cixous et au 107e étage desquelles, aux Windows on the World, on était « the closest some of us will ever get to heaven » – ainsi que le proclamait une brochure publicitaire. « Ever, dit ma fille, voilà un modalisateur qui introduit un élément d’incertitude supplémentaire. […] Qui sait combien de temps pourrait durer ce jamais ? » Les tours, comme toujours chez Cixous, renvoient à la tour de Montaigne, à la castration (ici des dents qui se perdent) mais aussi à un arrachement de jeunesse (voir Manhattan. Lettres de la préhistoire, 2002).
Hélène Cixous donne tantôt des textes plus proches d’une forme narrative (Homère est morte ou Gare d’Osnabrück à Jérusalem, récemment), tantôt plus abstraits : Défions l’augure est de ces derniers, qui crée chez le lecteur des courts-circuits signifiants et lui donne l’impression qu’on lui parle de choses qui ont été déplacées et condensées, et dont aucune heuristique ne viendra à bout, comme si le livre était en quelque sorte hors champ. L’auteure elle-même connaît ce genre de déplacements, quand elle reçoit une lettre d’un chercheur travaillant sur l’architecte moderniste sud-africain Kurt Jonas, mort à Jérusalem en 1942, qui, au terme d’une généalogie-capharnaüm de trois pages, lui demande si Borken et Osnabrück, berceau de la famille maternelle de Cixous, pourraient être la même ville « en imagination »… D’ailleurs, l’ancêtre Abraham Jonas n’aurait-il pas servi de modèle au rabbin de Heine, victime de l’antisémitisme de ses concitoyens, lesquels avaient caché un cadavre d’enfant sous sa table pour faire croire à un meurtre rituel ?
Le lecteur se sent pris d’un tournis coupable quand Cixous, heureusement, le rejoint dans le désarroi : « à la fin j’ai la sensation d’avoir vécu deux cents ans en vingt minutes, un vertige me prend ». C’est que ce livre, en effet (se dit-elle page 91), est « hanté […] de passagers et populations très étrangers les uns aux autres affilié nulle part, déménageur […] tout étonné de ses bigarrures et déchiré de partout ». Concernant les « morts fées », on sait que Morphée est habile à prendre forme humaine, à imiter la voix, les gestes, le visage et les habits de nos proches. Aussi bien, nous sommes ici dans un livre de métamorphoses : souvent un chapitre s’interrompt au milieu d’une phrase, on passe à tout autre chose, mais on reste en pays reconnaissable, certes étrange, mais peuplé de figures familières. Le livre, comme la généalogie des Jonas, est semblable à la ville de Bacharach, telle que l’a décrite Victor Hugo dans Le Rhin. Lettres à un ami (1842) : « bric-à-brac » et « tas de curiosités énorme ». Et, ajoute Cixous, « dont la constitution est si extravagante, échevelée, sauvage, invraisemblable, qu’elle défie toute prétention à la réalité et pourtant elle existe ». On aura évidemment reconnu l’« escarpé, abrupt, étrange pour ne pas dire étranger » qui, selon Isaac, définit « Cixous ».
C’est sans doute le miracle de Défions l’augure de tenir de bout en bout sans faillir, de porter le lecteur sur l’autre rive du Léthé, d’exister tout en étant impossible. En cela, c’est un livre-pressentiment, au sens où « le pressentiment, dit ma mère, c’est quand tu reçois une lettre et que tu crois que ce n’est pas pour toi ». La définition s’applique parfaitement à ce texte-ci : telle la mort, il s’adresse à nous, nous le savons parfaitement et, dans la croyance momentanée qu’il n’est pas pour nous, nous sommes saisis.