Entretien avec Phillip Lewis

En attendant Nadeau a rencontré, au Festival America, Phillip Lewis, qui publie son premier roman, Les jours de silence.


Phillip Lewis, Les jours de silence. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut. Belfond, 427 p., 22 €


Vous jouez du piano, vous écrivez des poèmes, il y a du lyrisme, une sensibilité musicale dans votre écriture, intime et magistrale : pourquoi avoir choisi la forme du roman ?

C’est la seule forme qui pouvait contenir tout ce que je voulais communiquer, l’ampleur des émotions. Idéalement, ce serait une symphonie, j’y ai consacré sept années de ma vie. Un premier roman, c’est un saut dans l’inconnu, dans le doute, une immense solitude et une prise de risque mais ça me passionne littéralement.

Appalaches dans l'État de Caroline du Nord, États-Unis

Les Appalaches dans l’État de Caroline du Nord © Gary Stevens

À l’intérieur d’une histoire sur trois générations, quels thèmes souhaitez-vous privilégier et quel est pour vous le passage-clé ?

Je dirais le sentiment de la perte, de l’absence. Comment les familles composent avec le deuil, la tragédie, l’élégance dont savent faire preuve des gens simples. Pour moi, la scène cruciale est la dernière conversation entre le père et le fils, avec la dimension tragique du temps qui fuit, la dernière touche de sagesse à transmettre.

Et la grande scène du chapitre 13, le bannissement de Faulkner et le bûcher des livres dans la campagne des Barrowfields?

Dans les petites communes isolées dans la montagne, les aînés peu éclairés pratiquent souvent des formes de censure – je donne comme exemple Lolita et Tropique du Cancer – mais ils condamnent sans lire, l’arbitraire nait de leur repli, c’est le reflet de leur ruralité, une manière de défense.

Phillip Lewis, Les jours de silence.

Phillip Lewis © Isil Dohnke

Justement, quelle est la place des Appalaches dans Les jours de silence ?

Il faut voir l’extraordinaire beauté des paysages, une nature exquise, c’est une région au réalisme puissant qui demande à être décrite. Et les gens sont remarquables, très intelligents, naturellement musiciens, on les caricature dans les films, on les représente rustiques, à l’état brut, mais asseyez-vous dans une maison, creusez la surface comme je le fais car je voyage beaucoup pour mon métier, et vous découvrirez une histoire, une langue. Les montagnes permettent de préserver le côté intemporel, certains villages ont conservé de vieilles pompes à essence. Le paysage surligne l’émotion en même temps qu’il fait passer la dimension surnaturelle.

Certains ont parlé de gothique sudiste pour caractériser le roman. La chute de la maison Usher vient à l’esprit.

Parfaitement. Cette bâtisse de verre et de fer sur le flanc de la montagne, un magnifique oiseau de proie vu de loin et que les villageois appellent « la maison-vautour », est un lieu de prédestination pour l’écrivain Henry. Au second étage, l’énorme bibliothèque suscite un fort lien réciproque, à la fois tutélaire et délétère, rêve et cauchemar, promesse de création et témoin du déclin. Ce n’est pas une maison qui existe dans le réel, mais elle occupait mon esprit, elle a grandi dans mon imagination jusqu’à devenir une structure vivante qui se développe tout comme les personnages.

Phillip Lewis, Les jours de silence.

Votre panthéon littéraire accompagne les tribulations de Henry le père et Henry le fils. Des poètes dont Shakespeare, Keats, Coleridge, Milton, mais aussi Poe et Thomas Wolfe, ainsi que Chopin et Schubert…

Oui, et ce sont tous des génies, magnifiques et tragiques, morts jeunes, souvent seuls, sans avoir terminé leur œuvre. Et Mozart, bien entendu. C’est déchirant, le temps qui passe, qui se dérobe alors que l’on veut écrire, composer encore… Cela me donne à réfléchir, Il ne faut pas gâcher sa vie.

Quelle est la part de l’autobiographie ?

Il y a divers aspects, transposés on non. Par exemple, la rage créatrice du père. Le mien, dépressif et alcoolique, a écrit un livre, sincère, mais nous divergions totalement, il réfléchissait en termes de succès commercial et moi je prêchais l’art pour l’art, l’inspiration, l’impulsion. Dans le roman, Henry le père est brillant, consumé par l’écriture, par la création du grand œuvre et il échoue : une ambition inassouvie, tel est le dilemme central de l’écrivain. Autre question, celle de la paternité, un père exceptionnellement dévoué aux mots et aux livres voit-il ses enfants comme des orchidées à l’intérieur d’une serre ? Pétri de littérature mais mal à l’aise pour vivre avec les siens.

Au fond, c’est un livre sur les livres ?

Certainement, sur l’amour des livres, d’autant plus que le village a pour nom Old Buckram, c’est-à-dire « vieux bougran », cette étoffe de lin ou de coton utilisée pour fabriquer des couvertures de livres. L’enfant, l’écrivain, la famille, le village, la montagne : autant d’enveloppes et de pelures successives pour créer une fiction et ses personnages.

Propos recueillis par Liliane Kerjan

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