Il fallait de longues journées d’été pour plonger à corps perdu dans l’énorme roman de Paul Auster, 4 3 2 1 (à lire « quatre trois deux un » et non « quatre mille trois cent vingt-et-un » ou « quarante-trois vingt-et-un ») qui compte 1 020 pages et pour en rendre compte. Mais quand on prend ce temps, quelle énergie alors, quel bonheur de lecture, quelle invention, quel roman !
Paul Auster, 4 3 2 1. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Actes Sud, 1020 p., 28 €
Le livre de Paul Auster s’ouvre sur la fameuse blague – Perec la raconte dans Récits d’Ellis Island – du juif qui débarque aux États-Unis affublé d’un nom si compliqué qu’on lui conseille d’en changer. Rockefeller lui suggère-t-on. Mais lorsqu’il arrive devant l’agent de l’immigration, il ne s’en souvient plus, ce qu’il explique en yiddish : “Ikh hob fargessen”, ce que l’agent comprend comme Ichabod Ferguson ou je m’appelle Ferguson. Commence alors une espèce de roman d’apprentissage typiquement américain d’un jeune fils d’immigrés juifs installés dans le New Jersey. Tout bascule au deuxième chapitre où l’histoire semble piétiner, recommencer différemment, avec des petites variantes qui introduisent un trouble. Au troisième chapitre, tout recommence à nouveau, de même au quatrième : l’inquiétude grandit. Où est l’histoire ? Laquelle est la vraie ? Le personnage de Ferguson est-il le même ou est-il un autre ?
Comme Perec l’a fait avec La Vie mode d’emploi (décidément), Paul Auster aurait pu sous-titrer 4 3 2 1 « romans » au pluriel puisqu’il envisage dans ce livre quatre versions possibles de la vie d’un personnage. De même que l’on peut se demander si de s’appeler Reznikoff, Rockefeller ou Ferguson aurait ou non fait dévier la vie du juif de la blague, de même un romancier peut dérouler plusieurs virtualités d’une histoire dont la base est plus ou moins la même. Le coup de force d’Auster ici est que ces possibilités, à mesure qu’elles sont développées, approfondies, installées, donnent naissance à quatre personnages différents et non à un seul avec plusieurs variantes de destinée. Plus on avance dans ce livre d’une extraordinaire densité, plus ces quatre romans s’imposent, plus les figures se distinguent, plus on s’attache à elles, quand on en lâche un, on a envie de retrouver l’autre, on pleure à la perte de l’un d’entre eux ; et c’est une expérience de lecture absolument inédite et grandiose, qu’on est pas prête d’oublier.
Ainsi, les quatre premiers chapitres couvrent la petite enfance, les quatre suivants la fin de l’enfance, marquée par des événements différents pour les uns et pour les autres, les quatre suivant le début de l’adolescence… et ainsi de suite jusqu’aux septièmes quatre chapitres où les Ferguson encore vivants parviennent à la maturité de l’âge adulte et accomplissent leur projet de devenir traducteurs, journalistes ou écrivains. On n’en dira pas plus sur l’histoire pour ne pas divulgâcher un roman aussi puissamment romanesque, capable d’envelopper une partie de l’été.
La période couverte par le livre s’étend de la fin de la Deuxième Guerre mondiale au milieu des années 1970 (le scandale du Watergate et le retrait du Viêt-Nam). Elle correspond aux années d’apprentissage de l’auteur lui-même, né le 3 février 1947 à Newark quand ses quadruplés « Archie Ferguson » naissent le 3 mars 1947 dans la même ville. Les possibles sont donc tous portés intimement par la narration puisqu’ils sont ceux de la vie de l’auteur, dont on reconnaît l’autobiographie dispersée et éclatée tout au long du livre, de l’enfance banlieusarde aux études à Columbia, des séjours à Paris à la traduction des poètes français, du désir de New York au désir du roman (et à sa réalisation). Le roman autobiographique est toutefois entièrement transcendé par la confusion du réel et du possible, par l’explosion du vécu dans quatre caractères différents, par l’invention perpétuellement réincarnée de soi.
Un des aspects les plus extraordinaires du livre vient du portrait démultiplié de l’adolescence masculine, autopsiée dans toutes ses facettes, de l’obsession sexuelle – dans laquelle le roman entre avec une précision et une profondeur jamais inscrites aussi bien jusque-là –, au désespoir de vivre, comme à la fureur d’exister. Dans l’Amérique d’abord éperdue de sa puissance puis en grande crise morale à partir du début des années 1960, la jeunesse se découvre et découvre qu’elle est comme le pays qu’elle habite, dans ce paradoxe qui est celui-là même de la jeunesse, d’une puissance absolue doublée d’un grand désenchantement, d’une aspiration à la révolte et au désordre. L’évocation par plusieurs points de vue des combats contre la ségrégation et la guerre du Viêt-Nam des SDS (Students for Democratic Society) puis des Weathermen jusqu’à leur entrée dans la clandestinité en 1969, des luttes universitaires (en particulier à Columbia, mais aussi à Rochester) contre les labos et les lobbies, et la violence de la répression policière (qui culmine avec la fusillade de l’Université de Kent, dans l’Ohio, qui fit 4 morts et 9 blessés dont un très grave) : tout cela est dit avec précision et un sens du récit qui donne le sentiment de le vivre en direct.
L’histoire des États-Unis pendant ces années est saisie de l’intérieur, depuis la rébellion de la jeunesse, depuis ses espoirs et ses désespoirs, mais aussi depuis la double culture que la figure de l’émigré de la deuxième génération peut encore incarner : de l’Amérique du Nord, il prend le sport (notamment le baseball, décrit et vécu de façon très intime dans sa puissance formatrice et socialisatrice), le cinéma (Laurel et Hardy et tant d’autres), la photographie, le whisky ; de l’Europe, il prend la littérature, le cinéma français, le surréalisme, le vin rouge. La relation de certains des Ferguson à la lecture est symétrique à celle qu’ils ont au sport : totalement engagée et par bien des aspects sidérante (fearful symmetry). À la mesure de cet énorme bouquin.
Un mot pour finir sur la traduction de Gérard Meudal : elle est fantastique. Non seulement parce qu’elle transporte cette matière gigantesque avec fluidité, sans faire disparaître la profonde américanité du livre, ses références, son terreau, son terrain, en un mot sa langue. Les jeux de mots sont traduits, ce qui est rare. Un exemple parmi d’autres : un jeu sur le titre de Dickens, Conte des deux villes, est traduit par Ville des deux cons, ce qui ajoute même une contrepèterie à la blague initiale (Tale of two sillies). Le traducteur parvient à rendre les accents de chaque personnage, le grand-père de l’Upper West Side, la mère, la tante Mildred, le juif allemand ; on continue d’entendre le rire des adolescentes et les voix qui muent des garçons. Il y a quelque chose de magnifique dans cette réussite de la traduction d’un livre qui pense la vie, le monde, l’histoire, la littérature, en plusieurs versions.