Grand théâtre pour jeune public

Edward Bond, un des plus grands auteurs dramatiques européens, a écrit des pièces destinées au public des collèges et des lycées. Mais il n’est nul besoin d’être un jeune spectateur pour apprécier Le Bord, traduit et mis en scène par Jérôme Hankins au Théâtre de l’Épée de Bois, à la Cartoucherie de Vincennes.


Edward Bond, Le Bord. Mise en scène de Jérôme Hankins. Théâtre de l’Épée de Bois, jusqu’au 30 juin.


Edward Bond, né à Londres en 1934, fait partie de ces artistes qui bénéficient d’une audience plus large en France que dans leur propre pays. Alain Françon avait déjà mis en scène onze de ses pièces avant de le faire entrer, événement rare du vivant d’un écrivain, au répertoire de la Comédie-Française, avec La Mer. Christian Benedetti l’a choisi comme auteur associé au Studio-Théâtre, qu’il a fondé en 2000 à Alfortville. Jérôme Hankins, un des meilleurs connaisseurs en France de l’œuvre, a privilégié, en tant que metteur en scène, les textes pour le jeune public. Il a organisé en 2016 un colloque européen avec l’Université d’Amiens, où il enseigne et a créé, à cette occasion, Le Bord, avec l’Outil Compagnie qu’il dirige. Il traduit, avec Geneviève Joly, un nouveau volume d’écrits sur le théâtre, Le cerveau de bois, à paraître en 2019 à l’Arche, où il participe au programme d’édition complète.

Les pièces pour jeune public sont d’abord destinées à la compagnie de Birmingham, Big Brum Theatre-in-education. Comme toutes les autres, elles relèvent d’un ambitieux théâtre politique ; mais elles se situent dans un microcosme familial. Jérôme Hankins présente ainsi celle qu’il met en scène : « elle explore avec un humour tonique la notion de gouffre entre les générations, décrit avec compassion les déchirements d’une séparation, et propose une parabole moderne sur la difficulté qu’il y a à se constituer en être responsable et solidaire, dans une société acharnée à étouffer et briser la liberté créatrice d’un individu. » L’Arche a publié dans le même volume, en 2015, Le Bord, Le Bol affamé, Les Routes en colère, trois pièces écrites entre 2011 et 2013. Le deuxième texte, comme les Pièces de guerre par exemple, anticipe l’évolution de notre monde, cette fois en 2077. Dans une ville dévastée, une jeune fille accueille au foyer familial un jeune homme en apparence absent, en tout cas invisible pour ses parents, auxquels elle fait entendre leur mutuelle mésentente par ses adresses à son « meilleur ami ». Le Bol affamé est explicitement écrit pour enfants de neuf à douze ans, capables de tout comprendre pour Edward Bond, qui se rappelle l’ « extrême concentration effrayante », « le silence absolu » d’un public de cet âge, lors d’une représentation. La troisième pièce, Les Routes en colère, semble peut-être la plus impressionnante : un adolescent parle à son père, devenu muet avant sa naissance, à la suite d’un terrible événement, partiellement révélé à l’enfant de six ans par sa mère avant son départ, enfin compris par celui qui décide de s’en aller.

Edward Bond, Le Bord.

© Adam Wazyk

Ron (Ronald) est aussi au « bord » d’exécuter une grande décision, qu’il annonce à un « étranger » gisant inconscient dans la rue : « Moi demain je pars. L’aut’bout du monde ». Il rentrait tard retrouver sa mère, qui l’a attendu vainement pour dîner une dernière fois avec lui, avant son envol. Leurs difficiles relations se manifestent d’entrée à propos d’un pull, pull du père mort, que Sal (Sally) s’obstine à ajouter à la pile de vêtements dans le sac à dos, que Ron s’obstine à refuser. Ce détail apparaît révélateur de la dramaturgie d’Edward Bond, de l’ancrage dans le quotidien d’enjeux qui très vite le dépasse. Le conflit va vraiment éclater à l’entrée du vieil homme, qui a suivi Ron jusqu’à son domicile, qui vient l’accuser du vol de son portefeuille, qui a mal interprété un geste de compassion, précisé dans les didascalies : « Glisse sa main dans la veste de l’Étranger », ainsi commenté : « Cœur tip top ». Mais cette présence inattendue finit par permettre un dépassement de l’antagonisme initial. Ron envisage de renoncer à son départ, y est finalement incité par une mère jusque là possessive, prête à accueillir l’homme à la rue. Les échanges se font dans un parler populaire, avec des phrases abrégées, des voyelles élidées, des expressions caractéristiques de la génération de Ron, qui ponctue ses propos de « putains » récurrents, transcrits en « ‘tain » dans la traduction de Jérôme Hankins, indissociable de son travail de mise en scène. Mais ils surprennent aussi par la profondeur de déclarations telles que, de la part de Sal : « Je comprends pas ma propre vie – comment peut-on attendre de moi que je comprenne mon fils ?» ou « je peux pas l’aider. Je l’aime et je suis son pire ennemi », du vieil homme à Ron : « Cédez-moi un peu de temps, vous en avez tellement… »

La scénographie d’Alexandrine Rollin est conçue pour rendre le spectacle maniable, adaptable à différents espaces. Deux panneaux sombres, évocateurs d’une rue, la nuit, grâce aux lumières d’Anne Vaglio, se trouvent ensuite manipulés par les interprètes, retournés sur leur face claire. Ils deviennent les murs d’une pièce, troués par deux portes, l’une, côté jardin, vers la chambre de Ron, l’autre, côté cour, vers le vestibule. Sur une table, accompagnée de deux chaises, se côtoient les deux assiettes disposées pour le dernier repas prévu par la mère et le sac à dos presque prêt pour le départ.  Très fidèle aux didascalies, Jérôme Hankins fait reposer la réussite du spectacle sur les trois interprètes : Françoise Gazio nouvelle venue, Yves Gourvil et Hermès Landu déjà distribués lors de la création en 2016. Face à ces deux comédiens d’expérience, le garçon de vingt ans impressionne par sa présence physique, les ruptures de son jeu, les échappées soudaines vers un ailleurs. Le fait que Hermès Landu soit un jeune Noir donne aussi une résonance imprévue à certains aspects du texte : le malaise de Ron dans sa ville, son aspiration à « se tirer de tout ça », « aller sur une autre planète » ; les diatribes du vieil homme, qui s’est « battu pour ce pays », contre les jeunes, les soupçons immédiats de vol contre Ron. Celui qui est aussi étudiant en arts du spectacle à l’université d’Amiens apparaît, dans son premier rôle, comme une révélation, qui justifierait, à elle seule, le déplacement jusqu’à la Cartoucherie de Vincennes.

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