Titanic ou Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Film catastrophe ou comédie loufoque ? Les amateurs de scénarios extrêmes trouveront matière à bâtir une intrigue en lisant L’enfer des règles, le troisième volet des essais consacrés par Christian Morel au thème fécond des Décisions absurdes. On retrouve le sens de l’observation qu’on avait également apprécié dans L’enfer de l’information ordinaire, paru en 2007.
Christian Morel, Les décisions absurdes, III. L’enfer des règles. Les pièges relationnels. Gallimard, 272 p., 20 €
Partons de deux exemples concrets. Les règles pour commencer. Dans une institution pour personnes âgées, l’une des façons de donner le sentiment d’être utile consiste à faire débarrasser le couvert et nettoyer la table par les pensionnaires. Or, des règlements interdisent aux résidents d’utiliser de l’eau de Javel, de laver la table (risques d’allergie), et tout simplement de porter des assiettes ou des verres en cuisine. Moyennant quoi, explique l’auteur, on embauche des animateurs pour faire du macramé. La communication pour continuer : le Costa Concordia est ce paquebot qui a fait naufrage en janvier 2012. L’équipage était une vraie tour de Babel (on est à l’heure de la « mondialisation »). On a accusé le capitaine du navire. On a omis le fait que le maitre d’équipage, chargé de donner les instructions pour la descente des canots, s’adressait en italien et en anglais à des hommes d’équipage latino-américains. Nul ne sait, enfin, quelle langue était employée par l’équipe de sécurité.
Christian Morel est sociologue, et spécialiste de ressources humaines. Il intervient dans des entreprises publiques et privées, dans des institutions comme les hôpitaux pour réfléchir avec le personnel sur les risques que font courir les trop nombreuses règles, et plutôt l’empilement de ces règles, et ce qu’il appelle les « pièges relationnels », lesquels tiennent souvent à des difficultés ou à un manque de communication. Pour quelqu’un qui connaît très peu le monde de l’entreprise, n’est pas spécialiste en sociologie, le propos de Morel comme sa méthode ne sont jamais un obstacle : argument, situation réelle, solution, c’est en gros sa démarche. C’est simple, c’est clair et précieux.
La plupart de ses exemples sont issus de métiers dans lesquels la sécurité est primordiale : l’aviation civile, la chirurgie, le secours en haute montagne et le nucléaire. Ce qui ne l’empêche pas de tirer des conclusions qui valent pour un grand nombre de groupes, voire pour l’ensemble de la société. Sans doute parce que l’humain est et reste au cœur de ses préoccupations. Sa définition des règles en atteste : il s’agit, pour lui, de « toute publication contraignante […] dont le but est de réguler de façon impersonnelle les actions humaines ». L’adjectif « impersonnelle » ne vient pas par hasard. Soit un pilote confronté à une situation d’atterrissage difficile, en Belgique. Les règles sont strictes. Un contrôleur le sait, mais il ment, pour partie, au pilote, sachant que s’il dit la vérité le pilote subira un stress toxique. Il lui annonce donc une visibilité supérieure à ce qu’elle est et contourne ainsi des règles inadaptées. Pilote et passagers sont sains et saufs.
On a de bonnes raisons d’instaurer des règles ou des lois. On en a aussi de très mauvaises. Chacun se rappelle les lois promulguées après des événements tragiques, sur le coup de l’émotion. Or, note un haut fonctionnaire en janvier 2006, « la griserie de l’annonce l’emporte bien souvent sur les contraintes de l’arbitrage et de la prévision ». Entre 2007 et 2012, on connut un maitre dans ce domaine. Mais son successeur ne fit pas toujours mieux.
D’autres règles donnent bien son titre au livre. Ainsi, les réparateurs d’ordinateurs, au Texas, doivent posséder une licence de détective privé. On laissera au lecteur le plaisir d’apprendre pourquoi. Comme on lui laissera celui de lire le règlement imposé aux adultes travaillant à La Défense, au sujet d’une opération ludique appelée « Défense de jouer ».
Les causes de ces règles empilées, illisibles, souvent contradictoires, sont présentées par l’auteur. Elles sont souvent culturelles, et les exemples français ou américains sont éloquents, parce que les réactions ou effets, dans le domaine des incendies de forêt, pour n’évoquer que ce cas, sont différents. Mais retenons la cause la plus importante : « la croyance dans le tout prévisible ». Elle vaudra aussi pour les pièges relationnels : « Le refus de considérer que le monde est indéterminé est premier dans la hiérarchie des causes profondes de l’inflation et de la perversion normatives. L’esprit humain ne se résout pas à accepter que des événements puissent ne pas être contrôlables ». Or, ces événements, l’esprit humain les conçoit et les rend plus brutaux ou tragiques, parce qu’il ne prend pas en compte les différences culturelles, les détails insignifiants, et bien sûr parce qu’il méconnait ou refuse l’imprévu.
Partons d’un exemple de différence culturelle, tout à fait banal. Renault s’associe à Dacia. Des réunions se tiennent en Roumanie. Les cadres et ingénieurs roumains sont au fond de la salle et on expose en français. Il est question de « régulation ». Les Roumains sourient, ou s’esclaffent. Ce mot n’est pas tout à fait transparent et, dans leur langue, il ne renvoie pas du tout à l’économie ou à la gestion. Plus inquiétant : lors d’une simulation de crise nucléaire, il est question de « rejet ». Cinq entités, dont trois scientifiques, EDF et la préfecture du département, doivent agir. Tous ne comprennent pas le mot « rejet » de la même façon. Il ne s’agit là que d’un exercice. On lira avec profit ce que dit le directeur de Fukushima de ces questions de règles et de langage [1].
Pourquoi ces problèmes si fréquents ? Parce que « la plupart des gens ne verbalisent pas leur incompréhension quand ils ne comprennent pas un langage ». Le regard des autres, la pression, la solitude que cela implique, voilà quelques causes du silence ou de l’évitement. Les solutions sont simples et, aurait-on envie d’écrire, banales. D’abord, insister sur les échanges explicites et critiques à l’intérieur des équipes ; préférer, en cas d’échec ou de ratage, la discussion ou l’information collective à la sanction. Mais aussi utiliser ce que Morel appelle « la compétence augmentée ». Laquelle fonctionne d’abord et surtout dans des binômes constitués de professionnels : pilote et copilote, par exemple. Mais pas seulement. Morel évoque les frères Dardenne ou Coen, le duo formé par le général Marshall et le président Truman, ou Bill Gates et Steve Ballmer chez Microsoft : « Ce sont la formation, les connaissances, l’expérience, le jugement qui doivent prendre le relais [des règlements imprécis]. Pas seulement les techniques, cette capacité comprend aussi la conscience aigüe et élargie de l’environnement des compétences personnelles de chacun et de leurs limites, des actions d’autrui et des principes de fonctionnement interne des dispositifs ».
Pour éviter ce qu’un pilote appelle le « naufrage réglementaire », la cohésion du groupe, comme celle du binôme, semble la voie la plus sûre. Mais elle n’est rien sans l’acceptation de l’incertitude, dont Christian Morel donne des exemples éloquents, et de ce qu’elle implique à la fin : « Elle ne peut être comblée que par des règles et procédures parcimonieuses et de qualité, une priorité donnée à la compétence augmentée et à des relations humaines dont j’ai défini les principes ici et dans mon précédent ouvrage ». Autre bonne lecture à laquelle nous renvoyons, pour conclure.
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Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, Un récit de Fukushima. Le directeur parle, PUF, mars 2018.