La jeunesse de Phèdre

Encore Phèdre ? Oui, mais cette fois la pièce de Sénèque, dans la traduction de Florence Dupont et la mise en scène de Louise Vignaud, pour un magnifique spectacle représenté actuellement au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, interprété par des membres de la troupe.


Sénèque, Phèdre. Mise en scène de Louise Vignaud. Studio-Théâtre, jusqu’au 13 mai.


En France, le nom de Phèdre reste indissociable de celui de Racine. « Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide. » Ainsi commence la préface de la pièce. Elle évoque ensuite à plusieurs reprises le tragique grec, mais ne fait qu’une allusion à Sénèque. En fait elle minimise l’influence de l’auteur latin, qui a pourtant largement inspiré le fameux aveu, absent de la seconde tragédie d’Euripide consacrée au même sujet, la seule conservée : Hippolyte couronné. Depuis quelques décennies, Florence Dupont, par ses traductions et son approche originale du théâtre romain, a apporté une contribution décisive à ce qu’elle appelle « la trop lente redécouverte » de Sénèque au XXe siècle, dans son introduction au Théâtre complet (Éditions de l’Imprimerie nationale, 1991). Elle a suscité de nouvelles mises en scène d’un répertoire longtemps réputé injouable. Ainsi Louise Vignaud explique son choix de cette Phèdre par l’existence d’une traduction « sidérante de modernité » dans « une langue crue, âpre et violente », selon ses termes dans le programme du spectacle.

L’ancienne élève de l’ENS de la rue d’Ulm et de l’ENSATT de Lyon, pas encore trentenaire, a posé un geste fort de mise en scène : la distribution d’une interprète juvénile dans le rôle du personnage éponyme, Jennifer Decker. Ainsi elle raconte « l’histoire de deux êtres, Phèdre et Hippolyte –prisonniers d’une cage dorée, de leur ennui, de leurs rêves- et de leur rencontre. C’est l’histoire de deux jeunesses perdues, ou sur le point de l’être, deux jeunesses en attente d’un avenir incertain. » Racine ne prêtait pas au fils de Thésée une telle solitude, il imaginait un amour partagé avec la princesse Aricie, donnait une rivale à Phèdre, motivée aussi par la jalousie ; rien de tel chez Sénèque. Au contraire Hippolyte exprime, en des termes très violents, son exécration de l’autre sexe : « Ma mère est morte /J’en suis heureux /Désormais je peux haïr toutes les femmes /Toutes sans exception. » Jusqu’à l’arrivée tardive de Thésée, seule la nourrice rompt l’isolement des deux protagonistes. A la fin, elle va tenir aussi le rôle du messager, chargé du récit, plus cruel encore que celui de Théramène, de la mort d’Hippolyte. Comme les trois interventions du chœur sont confiées à un unique interprète, la distribution se trouve réduite à cinq comédiens, dans une succession de grandes scènes, moments privilégiés de l’action.

Sénèque, Phèdre. Mise en scène de Louise Vignaud. Studio-Théâtre

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle s’ouvre avec un monologue d’Hippolyte, prologue probablement dansé par un pantomime, selon Florence Dupont. Nâzim Boudjenah, torse nu, en fait un intense entraînement physique, arme à la main. Ensuite il va réussir la difficile incarnation d’un personnage en complet décalage par rapport à la nourrice, à Phèdre, jusqu’à n’être plus qu’un corps étendu, comme passif, livré à la passion dévastatrice de sa belle-mère. « Ce qu’il y a d’inquiétant chez Phèdre ou Médée n’est pas qu’elles crient ou gémissent sur leurs amours difficiles, c’est qu’elles le fassent d’une voix qui se perd », écrivait Florence Dupont (Les Monstres de Sénèque, Belin, 1995). Ce commentaire correspond pleinement au premier monologue de douleur prononcé par la toute jeune femme, entrée en scène dans une longue robe aux plis chatoyants, « le visage naguère étincelant (…) désormais blafard », tel qu’il est décrit par la nourrice. Puis, en même temps qu’elle abandonne « cette pourpre et cet or » pour le costume de l’Amazone, mère d’Hippolyte, en l’occurrence une sorte de combinaison pantalon noire, elle se prépare à l’aveu fatal, suivi de la prise de possession du corps aimé, et finit par demander la mort, l’épée pointée sur le décolleté. Dans ces divers registres, de la trahison d’Hippolyte auprès de Thésée jusqu’à la reconnaissance du crime inexpiable, Jennifer Decker apparaît comme la révélation de ce spectacle, passe du statut de jeune pensionnaire prometteuse qu’elle était à l’affirmation d’une véritable tragédienne.

Les sociétaires confirment la grande forme actuelle de la troupe. Claude Mathieu fait entendre avec conviction les revirements prosaïques de la nourrice, avant la performance finale du récit écrit pour un messager. Thierry Hancisse apparaît dans les escaliers de la salle, conforme à la description de Thésée par le chœur : « Ces joues pâles, ce teint blafard / sa barbe inculte, ses cheveux hirsutes ». Mais sa brève présence en scène est compensée par un parcours impressionnant, premiers reproches à Phèdre, malédiction, puis déploration de son fils :  « J’ai voulu l’exécution d’un coupable et je pleure sa perte. » Quant à Pierre-Louis Calixte, la tête surmontée d’un masque à la corne de cerf, il circule de la scène à la salle avec la distance élégante d’un chœur, intermédiaire entre personnages et spectateurs. Cette manière de prolonger le plateau exigu du Studio-Théâtre vers les gradins confirme le seul confinement de Phèdre et Hippolyte sur une aire de jeu froide, fermée par un sombre mur, aux couleurs changeantes reflétées sur le sol, juste percé par une baie vitrée et son voilage. Une jeune équipe, des condisciples de l’ENSATT de Lyon, contribue à la pleine réussite de ce spectacle : Irène Vignaud pour la scénographie, Cindy Lombardi les costumes, Luc Michel les lumières, Lola Etiève le son, Pauline Noblecourt la dramaturgie ; du bon usage des grandes écoles de théâtre !

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