L’art de Goscinny

À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de René Goscinny (1926-1977), deux expositions parisiennes, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme et à la Cinémathèque Française dressent un portrait de l’un des acteurs les plus importants de la bande dessinée européenne.


René Goscinny, au-delà du rire. Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme jusqu’au 4 mars 2018. Catalogue sous la direction d’Anne Hélène Hoog.

Goscinny et le cinéma : Astérix, Lucky Luke & Cie. Cinémathèque française jusqu’au 4 mars 2018.


René Goscinny

René Goscinny sur le tournage de « Deux Romains en Gaule », 1967. © G. Galmiche / DR

L’image est inoubliable : après une grosse dispute et une longue bouderie sur les routes arvernes, Astérix se jette enfin dans les bras d’Obélix sous le regard philosophe et ironique du petit chien Idéfix… Elle fait partie des sept images qui ouvrent, en pleine page et sans commentaire, L’Art de la bande dessinée (Citadelles & Mazenod, Paris, 2012), ouvrage de référence pour qui souhaiterait découvrir une vision d’ensemble du 9e art. La case en question est tirée du Bouclier arverne, onzième album de la série, publié en album en 1968 et vendu à plus de 1.000.000 d’exemplaires.

Elle illustre bien la « poétique du chaudron » mise en œuvre dans les Aventures d’Astérix décrite par Ludwig Schuurman : un système d’images récurrentes « qui concourent à l’unité de la série tout en assurant avec le lecteur la complicité d’un univers reconnu [1] », et qui en explique en partie l’immense succès. Les auteurs de L’Art de la bande dessinée placent donc Uderzo et Goscinny aux côtés des plus grands noms de la bande dessinée mondiale (Alex Raymond ; Winsor McCay ; Jack Kirby, Vince Coletta et Stan Lee ; Hergé ; ou Hugo Pratt, qui a été choisi lui, pour la couverture de l’ouvrage). Est-ce bien raisonnable ?

René Goscinny

Dans Astérix chez les Helvètes (1970), Goscinny et Uderzo transposent la scène de l’orgie romaine du Satyricon de Fellini. © Editions Albert René

L’image de René Goscinny a souvent été réduite à celle des Aventures d’Astérix, l’ampleur de son œuvre est relativement méconnue, mais à regarder de plus près, son influence sur la bande dessinée est fondamentale. « Rédacteur en chef hors pair de Pilote en même temps que scénariste exceptionnel,[il] accompagne l’évolution de la bande dessinée vers l’adolescence et l’âge adulte », explique L’Art de la bande dessinée.

Au début des années soixante, trois facteurs vont déclencher un mouvement à l’issue duquel rien ne sera plus jamais comme avant. La stratégie éditoriale audacieuse de René Goscinny tout d’abord, qui devient en 1963 rédacteur en chef de Pilote quatre ans après sa création ; l’implication d’un éditeur passionné ensuite, Georges Dargaud, l’éditeur de l’édition française du Journal de Tintin, qui croit en une presse « moderne » pour les jeunes et publiera les albums des auteurs de Pilote. Troisièmement, « l’argument décisif du succès, vertigineux, des Aventures d’Astérix », créés avec le dessinateur Albert Uderzo dans le premier numéro de l’hebdomadaire Pilote en 1959, en France et au-delà.

René Goscinny

© D.R.

« Si l’Astérix de Goscinny et Uderzo mérite de rester dans l’histoire de la bande dessinée pour l’étroite complicité qui unit l’humoriste et son dessinateur, c’est d’abord pour le « phénomène de société » qu’il aura représenté, contribuant à donner à la BD une visibilité sociale, voire un sens politique, que personne ne songeait à lui octroyer ultérieurement »… Pour Anne Hélène Hoog, commissaire de l’exposition Au-delà du rire, qui signe « Le zetser et le philosophe » dans le catalogue, « René Goscinny est indéniablement un génie comique, un écrivain exigeant, un créateur frénétique. Au cours d’une trajectoire unique dans l’histoire de la presse illustrée, il a accompli une révolution culturelle en dissolvant la ligne qui séparait la culture savante de la culture populaire, l’humour des élites de celui des classes laborieuses ».

À Pilote, « laboratoire et journal idéal », le nombre de jeunes dessinateurs que Goscinny accueille, recrute et encourage en quelques années est considérable. Il donne aussi « carte blanche » à d’autres, qui ont déjà fait leurs preuves ailleurs. L’un dans l’autre, la liste est impressionnante : Alexis, Bilal, Bretécher, Cabu, Caza, Christin, Druillet, F’Murrr, Gébé, Giraud/Mœbius, Gotlib, Greg, Mandryka, Mézières, Reiser, Tardi, etc.

René Goscinny

Cellulo. Dans La Ballade des Daltons (le rêve de Joe), en 1978, Goscinny et Morris transposent une scène de Chantons sous la pluie de Stanley Donen, 1952. Crédit : La Ballade des Daltons, Co-production DARGAUD Productions/RENÉ GOSCINNY productions / IDEFIX Studio ©Productions Dargaud Films – Paris / René Goscinny / Morris. Tous droits réservés.

C’est aussi des crises au sein de Pilote que naîtront, dans les années soixante-dix, de nouveaux magazines comme L’Écho des savanes, Métal Hurlant ou Fluide glacial, propulsant définitivement la BD dans l’âge adulte. Plusieurs décennies plus tard, la BD a enfin acquis ses lettres de noblesse. On en prendra pour preuves la reconnaissance artistique et littéraire – elle est à la une du Débat ou de la NRF -, le nombre d’exégèses publiées, de recherches, de colloques, de séminaires. On pense également à la multiplication et la vitalité des manifestations et des institutions qui la célèbrent.

On observe enfin une économie de la BD significative. Objet de spéculation, elle fait flamber les enchères depuis une vingtaines d’année et, même si elle reste une petite actrice sur le marché du livre, elle représente un secteur en forme avec une croissance de 20 % de son chiffre d’affaires au cours des dix dernières années, selon un rapport du Syndicat national de l’édition d’octobre 2017. Le signe le plus visible de ce dynamisme économique est d’ailleurs la sortie récente du 37e album des Aventures d’Astérix, triste plagiat de l’œuvre originale confiée à de nouveaux auteurs, avec son tirage de cinq millions d’exemplaires (dont deux millions en français).

René Goscinny

René Goscinny et John Wayne dans les bureaux de Pilote, publiée dans Pilote n° 58, 1er décembre 1960 Crédit : Fonds d’archives Institut René Goscinny © Droits réservés

Au-delà de la mesure de l’œuvre et de son importance dans le monde de la bande dessinée et de la littérature contemporaine – cinq cents millions de livres et d’albums vendus dans le monde, dont deux cents millions pour Lucky Luke (avec Morris), trois cents vingt millions pour Astérix – l’influence culturelle de René Goscinny est considérable. L’intérêt des deux expositions actuellement présentées à Paris est de nous en montrer – entre autre – de nombreux signes.

Le musée d’art et d’histoire du Judaïsme, en partenariat avec l’Institut René Goscinny, avec le concours de la Bibliothèque nationale de France et le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, présente René Goscinny. Au-delà du rire, la première rétrospective consacrée au scénariste. L’exposition rassemble plus de 200 œuvres, dont des planches et scénarios originaux – on s’attarde avec bonheur sur les collaborations avec les dessinateurs : Uderzo (Oumpah-Pah, Astérix), Morris (Lucky Luke), Sempé (Le Petit Nicolas), Tabary (Iznogoud) – et de nombreux documents inédits issus des archives Goscinny.

René Goscinny

René Goscinny et Pierre Tchernia. Crédit : Fonds d’archives Institut René Goscinny © Droits réservés

Conjuguant approches chronologique et thématique, elle retrace le parcours de ce fils d’émigrés juifs originaires de Pologne et d’Ukraine, né à Paris en 1926. Sa biographie nous transporte d’Europe orientale à l’Argentine, puis à New-York où il rencontrera le dessinateur Harvey Kurtzman, futur créateur du magazine Mad qui inspirera Pilote, et, enfin, à Paris, où René Goscinny effectuera son exceptionnelle carrière basée sur la parodie, les calembours, les « traits d’union métaphysique », et le « rire fédérateur ».

L’exposition montre comment le judaïsme est finalement extraordinairement présent dans la vie de l’auteur, et quelles sont les influences de son développement intellectuel, héritier du judaïsme d’Europe orientale, inquiété par les échos de la guerre et de la Shoah, « enrichi au croisement des exils argentin et nord-américain, sans jamais cesser d’être nourrie par le pur classicisme de la tradition française ».

René Goscinny

Goscinny et Uderzo dans les Studios Idéfix en 1967. Crédit : Fonds d’archives Institut René Goscinny © Droits réservés

La seconde exposition, coproduite par la Cinémathèque française et la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, en partenariat avec l’Institut René Goscinny, est « ludique et interactive », on peut y regarder de nombreux extraits de films, et une attention particulière a été portée aux enfants. Elle nous montre un Goscinny passionné par le 7e art dès son plus jeune âge, utilisant bien plus tard le langage du cinéma pour « écrire » la bande dessinée, s’inspirant dans ses histoires des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma, du péplum au western en passant par le burlesque et la comédie musicale. On pense en particulier aux prestigieux « figurants » croisés dans Astérix (Tony Curtis, Kirk Douglas, Jean Marais, Lino Ventura, etc.).

L’exposition, ponctuée de costumes et de décors, met en regard planches originales et extraits de films (ses œuvres comme Astérix, Lucky Luke, les Dalton, Iznogoud et Le Petit Nicolas ont été portées au cinéma) pour révéler l’importance du 7e art dans le travail du scénariste. René Goscinny a aussi écrit de nombreux scénarios pour le cinéma et la télévision, et a écrit et réalisé quatre longs métrages en dessins animés. Au cœur de l’exposition, la présentation des « Studios Idéfix », qu’il a créés en 1974, se rêvant en Walt Disney, dévoile les étapes de création d’un dessin animé.

René Goscinny

Fernandel. Ces caricatures ont été dessinées par René Goscinny entre 1950 et 1954 pour l’hebdomadaire belge Le Moustique. Elles témoignent de sa fascination pour le cinéma. Crédit : © René Goscinny

Avec le recul, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec la filière de l’animation française, la fameuse French Touch reconnue dans le monde entier. Le catalogue de l’exposition retrace cette aventure et propose plusieurs bonus de grand intérêt : en ouverture, quelques planches d’un projet né d’une rencontre avec Anne Goscinny, la fille de René : la biographie dessinée par Catel Muller à paraitre en 2019 chez Grasset. Et, en fin de volume, huit histoires courtes inspirées par le cinéma, inédites en album et parues dans Pilote entre 1968 et 1974, scénarisées par René Goscinny et dessinées par Gir, Alexis, Mulatier ou Harry North.

On pourra donc porter au crédit de ce malicieux génie d’avoir fait éclore une génération d’auteurs qui ont révolutionné la bande dessinée, et d’avoir lancé le premier grand studio d’animation français. C’est aussi grâce à lui que le métier de scénariste de bande dessinée a obtenu sa visibilité. Mais pour Anne Hélène Hoog, il faut aller au-delà. Dans son texte « Le Zetser et le philosophe », elle compare René Goscinny à ce typographe que désigne ce mot yiddish. Celui qui « formule, pose et compose. C’est un virtuose silencieux, discret, peu reconnu culturellement mais absolument indispensable. »

René Goscinny

Une case de fin d’un album « I’m a poor lonesome cowboy ». Crédit : © Lucky comics, 2017

Dans sa réflexion « au-delà des apparences », la toute nouvelle conservatrice du Musée de la bande dessinée d’Angoulême se penche sur la passion pour la chose imprimée et l’art du métier de Goscinny. Elle dévoile sa fascination de l’enfance et son espoir d’un monde meilleur. Selon Anne Hélène Hoog, à partir d’un « lieu » qui lui est propre, René Goscinny s’est déployé dans son art et l’a installé dans nos vies. « C’est également de ce lieu-ci, que le zetser en lui s’est allié au philosophe et qu’il a constitué un univers comique au travers duquel il a fait circuler, discrètement, une vision critique de la société, un véritable système philosophique. »


  1. Ludwig Schuurman, « Astérix chez les Belges ou la poétique du chaudron », dans « La Bande dessinée », études réunies par Marie-Madeleine Castellani, Nord’, revue de critique et de création littéraires du Nord/Pas-de-Calais, n° 48, SLN, Lille, décembre 2006.
Cet article a été publié sur notre blog.

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