Trente-six heures de la vie d’un homme

Après la publication de Koala, celle de Hagard, toujours traduit par Lionel Felchlin, confirme la place d’excellence de Lukas Bärfuss dans le paysage littéraire suisse, et plus généralement dans la littérature contemporaine. Ce roman, qui ressemble par bien des côtés à une nouvelle, accorde une large place à un narrateur qui s’exprime à la première personne et raconte, à la troisième personne cette fois, l’histoire d’un homme qui lui est proche, mais dont l’aventure lui reste largement inexplicable.


Lukas Bärfuss, Hagard. Trad. de l’allemand (Suisse) par Lionel Felchlin. Zoé, 160 p., 19,60 €


Il suffit d’un détail infime pour que toute une vie bascule en une seconde, un manteau rouge par exemple, l’esquisse d’une silhouette vue de dos et chaussée d’une paire de ballerines bleu prune, « deux farouches belettes perdues dans le piétinement » : une femme dont le héros, Philip, ne verra jamais le visage prend d’emblée l’allure d’un fantôme ou d’un fantasme – et la poursuite commence. Philip y est contraint, malgré lui, car « elle le visait, elle lui envoyait un signe ». Et voilà comment l’irrationnel fait irruption dans la vie d’un être jusque-là raisonnable, qui avait toujours contenu ses désirs dans les limites de la bienséance et cru sans sourciller aux valeurs du travail et de la réussite.

Même s’il s’interroge parfois, et le narrateur avec lui, sur les motivations d’un acte d’autant plus absurde qu’il y sacrifie peu à peu ses rendez-vous et ses obligations professionnelles, il est clair que Philip ne se comporte pas en banal « dragueur » qui mettrait à profit une heure libérée dans son emploi du temps. Le fait-il par simple curiosité, est-il en quête du grand amour ou cède-t-il à un appétit sexuel soudainement aiguisé, comme on a déjà pu le voir par exemple chez Sacher Masoch (La Vénus à la fourrure) ou John Steinbeck (Des souris et des hommes) ? Toujours est-il que la poursuite prend rapidement des allures de traque, comme si l’instinct animal reprenait ses droits. Les sens de Philip s’aiguisent, retrouvant tout à coup leur antique acuité perdue au fil du temps et prenant le relais de son intellect. Le voilà plus sensible aux formes, aux lumières, aux bruits et aux odeurs : « Et une autre senteur se mêla à cette odeur, suave, forte, humaine : Philip la suivit ». À l’affût face à la porte close derrière laquelle se cache l’objet de son désir, il partage une cache précaire avec une pie qui lui dispute son poste d’observation… Cette étrange partie entre le chasseur et son gibier, on le comprend dès le début, se payera au prix du sang, mais ce n’est pas la proie qui sera mise à mort.

Le titre du livre, Hagard (même titre en allemand), est plus lourd de signification qu’on ne le croirait d’abord. Il caractérise sans doute l’égarement du personnage, la perte de ses repères habituels, mais dans une interview [1] Lukas Bärfuss a livré d’autres clefs pour ce mot utilisé depuis longtemps dans l’espace européen (on le trouve déjà chez Shakespeare, dans Le marchand de Venise). Il a attiré l’attention sur le vocabulaire de la fauconnerie, où « hagard » désigne un oiseau qu’on n’a pas pu dresser correctement, à la fois bon chasseur (« tüchtig ») et peu fiable (« unzuverlässig »), c’est-à-dire qu’il ne revient pas vers son maître. Pas plus que Philip ne reviendra à son ancienne vie. Ne pouvant recharger la batterie de son téléphone portable, il s’efface peu à peu, coupé de son réseau de communication.

Lukas Bärfuss, Hagard

Lukas Bärfuss © Frederic Meyer

Le narrateur nous indique dès le début que l’aventure s’est produite à une époque où « on avait perdu la foi de pouvoir déterminer les circonstances selon sa volonté », une époque « de transition dont la fin […] ne signifiait qu’une seule chose : le déclin du monde tel que nous le connaissions ». Le sort de Philip se joue donc sur un fond d’actualité qui défile sur les écrans ou à la radio, comme s’il était lui-même pris dans une gigantesque trame où tous les événements dramatiques ou mystérieux seraient comme autant de ces signes que guettaient et redoutaient les Anciens, mais que nous ne savons plus reconnaître ni interpréter : l’invasion de la Crimée, l’épidémie de grippe aviaire, le furtif rappel des grands malheurs passés, Première Guerre mondiale ou nazisme. Mais c’est surtout la disparition (toujours inexpliquée) du Boeing 777 de la Malaysia Airlines qui atteste qu’on peut se volatiliser sans laisser la moindre trace. L’ultime espoir tient à la batterie qui alimente boîte noire ou téléphone portable, montrant ainsi la vulnérabilité grandissante de l’homme d’aujourd’hui, relié au monde par un fil ténu, invisible, irréel et fragile à la fois : l’électricité, sans laquelle il ne peut même plus retrouver le numéro d’un ami. Faut-il donc voir dans Hagard une réflexion critique sur notre temps, qui a tout misé sur une technologie de plus en plus sophistiquée ? Certes, mais la panne d’énergie n’est pas seule responsable, loin s’en faut, du destin de Philip.

Comment un homme frisant la cinquantaine, bien établi dans le monde des affaires et à l’aise financièrement, peut-il perdre pied au point de se transformer en SDF, en l’espace d’un jour et demi ? En même temps que de l’usage de son téléphone portable, Philip se trouve progressivement spolié de tout ce qui garantit sa personne, son identité, son statut social : son argent, ses vêtements de prix, sa belle voiture. Le chasseur est à son tour chassé, réduit à la fuite devant les contrôleurs du tram quand il n’a plus de quoi payer un billet ou une amende. Lorsqu’il perd une de ses confortables chaussures, il se trouve littéralement en porte-à-faux et ressent dans sa chair, tel un animal, le sol sur lequel il marche. Une ridicule pantoufle volée à un commerçant chinois achève la transformation de Philip en clown dérisoire.

Botte perdue, ballerines bleu prune… La chaussure a une lourde fonction symbolique dans ce récit, avec toute la charge érotique qui accompagne depuis fort longtemps le pied déchaussé ! Mais ici la pantoufle n’est pas de vair, pas de Cendrillon à l’horizon, ni de bal, ni de prince charmant.

Au terme d’une véritable odyssée, courte selon nos horloges, mais où le temps semble se dilater, Philip périt sur le balcon de l’appartement de la femme, saigné comme une bête après s’être coupé en en brisant la fenêtre. Une mort apaisée cependant, douce comme le manteau rouge qu’il aperçoit, et qui n’est pas sans rappeler la transfiguration littéraire que Lukas Bärfuss en avait fait dans Koala. Un « message à l’univers », doublé d’une revendication qui s’exprime dans la dernière phrase : « Je meurs, mais je ne disparais pas. C’est la fin, et c’est là que je veux commencer ». La citation de Parménide mise en exergue nous avait prévenus : « Il m’est indifférent de commencer d’un côté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes pas ».

Le lecteur s’interroge très vite sur la relation qui unit le personnage au narrateur. Ce dernier pique la curiosité dès le début, lorsqu’il évoque l’influence qu’ont eue sur lui les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, et pose une bien étrange question : « Devrais-je donc, pour rendre mon récit vraisemblable, révéler mes perversions ? » À plusieurs reprises, le narrateur resurgit au cours du récit, reprend la main, commente, au point de ressembler à un auteur en difficulté qui ne saurait plus comment s’y prendre avec un personnage qui lui échappe : « Mais Philip ne m’a laissé aucun répit. Il ne voulait rien entendre et restait dans son train de banlieue. Lassé de son entêtement, je lui ai crié de se ressaisir et de se rendre enfin chez Belinda ». Serait-il son double, son ectoplasme ? L’histoire qu’il tente de reconstituer en en mettant les fragments bout à bout semble se glisser tant bien que mal dans la sienne, sans en épouser tous les contours. Un seul et même homme ? Et l’auteur, où est-il ? « Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même », dit Fernando Pessoa, quand il se vit « esthétiquement dans un autre » [2].

Lukas Bärfuss, Hagard

Lukas Bärfuss prend le temps de raconter des histoires qui peuvent sembler extérieures au récit, mais dont on a tôt fait de s’apercevoir qu’elles convergent toutes vers un seul et même point focal : Philip. Et tout concourt à sa perte. Ainsi la longue histoire du chauffeur de taxi qui va le rouer de coups devant l’immeuble de banlieue où habite la femme fatidique. Ou celle, à peine évoquée et de manière intermittente, des deux autres figures féminines du récit, Vera et Belinda, qui pour des raisons différentes ne pourront intervenir à temps pour sauver Philip. Ou encore ce long passage particulièrement révélateur où il est question du cerveau, des travaux d’un savant japonais : alors qu’on fête l’homme de science pour la grande avancée que constitue sa découverte, il sait qu’un grain de sable est venu gripper la beauté de son raisonnement, et qu’il a échoué alors même qu’il croyait triompher. Le lecteur peut se sentir égaré, parfois, mais il doit faire confiance à l’auteur : Lukas Bärfuss tient fermement tous les bouts de l’histoire pour les relier à la fin tragique, connue depuis le début.

Cette capacité à tisser un récit en tirant plusieurs fils à la fois était déjà le mode opératoire de Koala, de même que la déroutante imbrication du narrateur dans son personnage, derrière lesquels l’auteur se dissimule à peine. Même si nous sommes prévenus que ce personnage n’est pas « un spectre d’une nouvelle allemande », l’écriture de Lukas Bärfuss – et c’est son charme – s’appuie sur une tradition narrative particulièrement vivace dans le monde anglo-saxon, tout en explorant une forme neuve où se reconnaît la signature d’un auteur qui a déjà mis l’étrangeté du monde et l’étrangeté au monde au cœur de sa littérature. Mais ici s’accentue le sentiment de ne pas être en phase avec l’accélération du progrès, avec un futur qui, déjà, fait plus que s’esquisser et pèse sur notre liberté.

Si le narrateur s’avouait démuni pour interpréter les faits qu’il relate, c’est au tour du lecteur de se retrouver pantois au terme du roman, effaré, malmené lui aussi dans le maelström de cette narration dense et précise. La logique coutumière achoppe, capitule devant un enchaînement de causes et d’effets qui désarçonnent la raison. Mais il est sans doute d’autres outils pour regarder les hommes et le monde : celui de la littérature par exemple, telle que nous la propose ici Lukas Bärfuss. Car « en toutes choses, il doit rester un secret qui nous fait ouvrir les yeux. Ce que nous avons compris est perdu ».


  1. Interview du 26 mars 2017 : « Schuhe machen Leute », MDR Kultur, Katrin Schumacher.
  2. Le livre de l’intranquillité, 114 : « Esthétique de l’artifice » (Christian Bourgois).

À la Une du n° 48