Retour à l’antiquité grecque

Elle vient d’amorcer son parcours théâtral, il est sur le point de le terminer. Mais ils partagent le choix de l’antiquité grecque dans leurs spectacles actuellement programmés. Pauline Bayle a adapté l’Iliade et l’Odyssée d’après Homère, dans un diptyque présenté au Théâtre de la Bastille. Bernard Sobel met en scène Les Bacchantes d’Euripide à la Cartoucherie, au Théâtre de l’Epée de Bois.


D’après Homère, Iliade — Odyssée. Mise en scène de Pauline Bayle. Théâtre de la Bastille jusqu’au 3 février. Tournée jusqu’au 5 mai.

Euripide, Les Bacchantes. Mise en scène de Bernard Sobel. Théâtre de l’Epée de bois jusqu’au 11 février.


Depuis 2013, avant même ses trente ans, Pauline Bayle a écrit et mis en scène deux pièces : À Tire-d’aile, L’Ouest des terres sauvages. En 2015, elle a adapté l’Iliade, suivi en 2016 par l’Odyssée. Au cours d’une longue tournée, le diptyque est présenté dans la petite salle de la Bastille, en alternance ou en intégralité. Cet espace suffit à une scénographie minimaliste, réunissant les mêmes jeunes comédiens : Charlotte van Bervesselès, Florent Dorin, Alex Fondja, Viktoria Koslova, Yan Tassin, les trois premiers issus du Conservatoire supérieur d’art dramatique, comme Pauline Bayle.

À cinq, vêtus le plus souvent de sombre : tee-shirt et jean, ils interprètent tous les personnages, quels que soient leur âge et leur sexe. Cette pratique, déjà fréquente chez Antoine Vitez par exemple, pourrait s’expliquer par des contraintes financières, la nécessité d’une distribution réduite, malgré la contribution du Jeune Théâtre national. Mais dans le programme, Pauline Bayle tient à justifier ce choix par un « questionnement de constructions culturelles telles que la notion de virilité ou de féminité », par une argumentation pleinement actuelle. L’inversion des genres quasi systématique, les changements très rapides de rôles témoignent d’une grande maîtrise. Peut-être requièrent-ils une connaissance préalable des œuvres, inégalement partagée par les spectateurs, en particulier ceux d’âge scolaire, auxquels s’adresse aussi ce diptyque.

Le texte de Pauline Bayle parvient à adapter les quatorze mille vers de l’Iliade, les douze mille de l’Odyssée, en vue de représentations d’environ une heure et demie chacune. Il alterne récits et dialogues, écriture contemporaine et citations empruntées à Leconte de Lisle ou Victor Bérard. Dans le premier poème, il reste encore tenté par une actualisation parodique, en particulier dans l’incarnation des dieux. Par exemple Héra, repérable par un soutien-gorge rouge sur un torse poilu, dit à Poseïdon : « Tu n’en as pas marre d’être le numéro deux sur l’Olympe ? » ; et lui, dans un micro — l’éclair dérobé à Zeus — chante du rap. L’ouverture du spectacle pouvait laisser présager cette tonalité : Agamemnon et Achille s’affrontent dans le hall, au milieu du public, comme deux passants qui se prennent de querelle. Mais ce prologue amorce aussi, dans un autre registre, le catalogue des chefs achéens et troyens, qui se poursuit dans la salle face à l’assistance.

D’après Homère, Iliade — Odyssée. Mise en scène de Pauline Bayle

© Simon Gosselin

Les cinq interprètes se tiennent souvent campés au premier plan, tandis que les noms des principaux personnages sont écrits, au lointain, sur deux feuilles de papier kraft, une pour chaque camp. Ils vont physiquement s’affronter, mais la plus grande violence relève d’un traitement métaphorique. Des sceaux métalliques constituent les principaux accessoires, remplis de couleur rouge à répandre sur le corps, de paillettes dorées à coller sur les bras, qui deviennent ainsi porteurs d’armes. Pleins d’eau, ils se déversent aussi, à grands jets, sur Achille aux prises avec le fleuve Scamandre. Ainsi, avec divers liquides, des matériaux les plus simples, mais employés de manière spectaculaire, un impressionnant engagement du jeu, s’est progressivement mise en place, dans l’Iliade, une esthétique parachevée dans l’Odyssée.

Qui voit les deux spectacles dans l’ordre du diptyque ne peut qu’être frappé par la reprise des mêmes éléments scéniques, avec une maîtrise accrue, une plus grande sobriété dans l’Odyssée. Le jeu se concentre sur un vaste plateau de bois, recouvert, au retour d’Ulysse à Ithaque, de quantité de terre. Les sceaux restent longtemps alignés, côté cour, avant d’être vidés de l’eau, du liquide rouge qu’ils contiennent, de servir de réceptacles à des feux qui brûlent durablement. Le massacre des prétendants relève de la même violence métaphorique que celle déployée dans l’Iliade. Seule l’épreuve imposée par Pénélope, tendre l’arc d’Ulysse et tirer une flèche à travers douze haches, fait découvrir un nouveau dispositif. Un moindre recours au spectaculaire met plus encore en valeur la performance des cinq jeunes interprètes, leur capacité à susciter l’émotion, malgré la permutation des rôles et par là même l’absence d’identification possible.

« Les étrangers sont des envoyés des dieux, il faut les honorer », écrit, dans son adaptation, Pauline Bayle, qui préfère souvent ce terme à celui d’hôte, à propos d’Ulysse revenu en mendiant à Ithaque. Dans Les Bacchantes arrive aussi à Thèbes un étranger bien singulier en la personne de Dionysos lui-même, sous les apparences d’un mortel : « On dit qu’un étranger est entré ici/ un charlatan, un magicien lydien/ les boucles blondes parfumées/ l’éclat du vin dans les yeux,/ le charme d’Aphrodite dans le regard. » Ainsi le décrit Penthée, roi de la cité, qui ira à sa perte pour avoir voulu protéger l’ordre et la raison de ce qu’il perçoit comme un ensauvagement, une totale altérité. Bernard Sobel trouve dans ce qui semble être la dernière pièce d’Euripide un désarroi comparable au sien, dans une période de grands bouleversements. Il vient peut-être de réussir son ultime mise en scène : en juillet 2015 lui avait été annoncée l’absence de renouvellement, à partir de 2018, de la subvention accordée à sa compagnie, malgré un parcours exceptionnel. Bernard Sobel a fondé l’Ensemble théâtral de Gennevilliers, devenu Centre dramatique national. Il l’a dirigé quarante ans, y a fait découvrir nombre de jeunes artistes. Il a réalisé plus de quatre-vingt-dix spectacles, au long de six décennies de création. Il a été le plus souvent accompagné par Michèle Raoul-Davis, qui cette fois a retraduit le texte et collabore à la mise en scène.

D’après Homère, Iliade — Odyssée. Mise en scène de Pauline Bayle

© H. Bellamy

Au Théâtre de l’Épée de bois, le beau mur de pierre, qui ferme le plateau de la grande salle, suffit à représenter la façade du palais royal à Thèbes. Au milieu de l’espace vide se dresse seul le tombeau de Sémélé, fille de Cadmos, le fondateur de la cité, mère de Dionysos, morte foudroyée par la colère de Héra. Les gradins sont souvent parcourus par quatre bacchantes, vêtues conformément à la tradition bachique : Manon Chireen, Salomé Dienis Meulien, Asja Nadjar, Alexiane Torres. Comme elles, Cadmos (Claude Guyonnet) et Tirésias (Jean-Claude Jay) portent le thyrse, bâton sacré, et la couronne de lierre. Leur arrivée déconcerte quelque peu par son apparent pittoresque, tant la transposition théâtrale de l’antiquité à d’autres époques est devenue un lieu commun de la mise en scène. Mais elle situe d’entrée le spectacle dans l’audace de son projet : les interrogations contemporaines s’expriment dans le programme ; mais la représentation fait pleinement entendre le texte dans son incommensurable distance, accepte la difficulté de son interprétation, même pour les spécialistes d’Euripide, laisse imaginer l’irruption du nouveau culte dans la cité. Et très vite une magnifique théâtralité s’impose, en particulier grâce à la double incarnation par Matthieu Marie de Penthée, puis de sa mère Agavé. Le regret d’un rôle féminin supprimé dans la distribution s’efface devant la performance, que le roi affronte Dionysos (excellent Vincent Minne) ou que la meurtrière de son enfant soit en proie au délire. Ce choix d’un seul interprète pour les deux personnages confirme la volonté de retourner au plus près des origines.

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