Notre choix de revues (9)

Les revues posent des questions comme elles tentent d’y répondre, elles proposent des alternatives. Ainsi, La Revue du Crieur publiée par Mediapart et La Découverte tente d’inventer un espace de pensée de gauche inventive à partir de grands enjeux contemporains Le hors-série Desports ne convainc pas dans sa mise en perspective du sport le plus populaire du monde. Mettray, plus discrète, interroge de la manière la plus intime qui soit ce que c’est que la lecture. C’est également à une lecture que nous invite Marie Étienne en nous présentant deux numéros de Siècle 21, nous invitant à découvrir le travail de Marilyn Hacker et les poètes new-yorkais qu’elle nous fait généreusement découvrir.

La revue du Crieur, n° 8

Notre choix de revues CrieurLa revue du Crieur est une publication Mediapart et La Découverte. Autant dire qu’elle veut aider à penser ce qui serait une gauche inventive, et sans tapage, elle le fait, mais comme aurait dit Montesquieu, dans le blanc du texte. À preuve, ce dernier numéro qui, dans sa diversité, et par-delà chaque article que le lecteur averti peut imaginer, fait surgir une réflexion qui n’appartient qu’à l’intertexte des sujets de réflexion : nos impasses ne donnent-elles l’espoir de formes de vie plus praticables ? C’est assez directement une idée qui ressort de l’analyse de l’œuvre d’Agamben et de la notion de forme de vie, mais c’est aussi le paradoxe de l’analyse de Nicolas Chevassus-au-Louis, « Les animaux peuvent-ils sauver les hommes ? », sans oublier de noter que l’extrême droite a aussi ses supporters, via la décroissance de tout ce qui est « petit » et local pour répondre aux défis de l’absurdité actuelle de notre mode de développement (« Contre-révolutions écologiques », par Zoé Carle).

Le durcissement des réalités politiques en Israël (« Un parfum de 1984 ») et les impasses des pseudos-développements avec capitale neuve rêvée par Sissi en Egypte montrent à quel point le Proche-Orient est mal parti. Les photos de Manuel Benchetrit qui accompagnent ce dernier article sont superbes et, sans rien perdre de leur esthétisme fondé sur l’espace et les ocres sépias du désert, restent à l’unisson de la maquette du Crieur  qui atténue jusqu’aux bleus-blancs-rouges nationaux. Cet échec méditerranéen pèse également sur les Balkans qualifiés de « L’autre échec de l’Europe » par J.-A. Dérens et L. Geslin.

On trouver aussi de bonnes synthèses sur le design sonore « enchanté », les contradictions bien connues d’Elisabeth Badinter ou la rémunération, sur fond public, des chefs d’orchestres dont la starisation a modifié le régime des grandes institutions musicales.

Le plus revigorant est l’analyse de la reconstitution d’une gauche américaine, sans doute dans la lignée de Sanders, mais jeune, dynamique, n’ayant pas peur des inconvenances et sans inféodation au système électoral qui permet à la revue Jacobin d’exister (Laura Raim, «  Aux États-Unis, du nouveau à gauche »).  M.B.

La Revue du Crieur n° 8 se trouve en librairie ou sur son site.

Hors-série Desports

Notre choix de revues CrieurAutour de l’exposition « Nous sommes foot » organisée au Mucem de Marseille (du 11 octobre 2017 au 4 février 2018), la précieuse revue Desports nous livre un hors-série consacré au sport à juste titre le plus populaire du monde.

Bernard Chambaz retrace le destin de Saturnino Navazo, républicain espagnol exilé en France qui, ensuite déporté à Mathausen, y survit grâce au football. Une trajectoire que croise celle d’Emmanuel Mink, Juif polonais, joueur d’un Yiddischer Arbeiter Sporting Club (Yasc), venu disputer à Barcelone le 18 juillet 1936 les Olimpiada Popular, réponse aux JO de Berlin : « Nous étions venus défier le fascisme sur un stade et l’occasion nous fut donnée de le combattre tout court » dans la guerre civile espagnole qui éclate. Ce qu’il fera dans la brigade Dabrowski, « une unité rassemblant exclusivement des Juifs polonais où l’on donnait les ordres en yiddish, comme sur le banc de touche du Yasc ». Et aussi : les stades concentrationnaires au Chili, le suicide de la Yougoslavie, raconté par Christophe Calais – une histoire que l’on a lue dans Le dernier penalty de Gigi Riva.

Entre des éclairages historiques ou techniques (la culture ultra, l’apparition du professionnalisme, les montages frauduleux de l’agent de joueurs Jorge Mendes), de beaux portfolios (la série Ultras de Daniel Segre et Lionel Briot, les autoportraits de l’artiste sénégalais Omar Victor Diop), on découvre avec jubilation les termes proposés par le sous-commandant insurgé Marcos à Massimo Moratti, président de l’Inter de Milan, pour l’organisation d’un match amical entre l’équipe de l’EZLN (« mixte », dont les joueurs sont munis de « bottes dites de mineurs avec bout renforcé en acier » et d’un « uniforme caméléonesque ») et celle patronnée par le magnat italien du pétrole, symbole hyperbolique du foot-business.

On rit moins, toutefois, en arpentant deux entretiens qui répondent de façon caricaturale aux questions posées en ouverture de cette revue par Gilles Perez et Florent Molle (« Quelle est donc cette France qu’une partie de son élite refuse de voir et de comprendre ? Que révèle ce fossé entre deux peuples français ? »). Ainsi, Christophe Guilly calque sa théorie de la « France périphérique » en enfilant des bottes qui feraient pâlir les zapatistes : « Le côté sauvage et violent est aujourd’hui banni, car ce sont les codes de la bourgeoisie qui s’imposent dans les stades des grandes villes, où résident la nouvelle bourgeoisie et son entre-soi. Elle n’a pas envie de voir des gens se battre au stade, il faut que tout ça soit tenu ». Une analyse incorrecte à de multiples niveaux, mais malheureusement en accord avec une certaine vision « de gauche » du football, plus prompte à dénoncer les dérives du sport-business qu’à analyser les errements du peuple des tribunes.

Dans la même lignée, Jean-Claude Michéa n’évite pas les approximations, estimant, conformément à sa doctrine générale, que « les valeurs traditionnelles du beau jeu et du fair-play sont en voie de disparition parce qu’elles ne sont pas rentables » : un contresens puisque le beau jeu pratiqué par un collectif permet justement de valoriser économiquement les individualités qui le composent. Et pour dire que le « football terne et défensif, et techniquement assez pauvre » est devenu la règle hors des 14 clubs les plus riches du monde, il ne faut pas regarder les matchs du championnat espagnol, dont seuls deux clubs figurent parmi ce « G14 ». Hélas, les a priori ont la vie dure et le « football populaire », comme Eugène Rougon, a « des convictions comme on a des arguments ». Il faut toutefois reconnaître qu’à l’heure où l’arbitrage vidéo, bien plus destructeur pour le football que tous les milliards déversés sur la pelouse, fait son entrée sur les terrains de football, ces points de vue démagogiques apparaissent particulièrement séduisants. D. B.

« Nous sommes foot. Pour un football populaire ». Hors-série Desports, 234 p., 24,90 €. Plus d’informations sur le site internet de la revue.

Mettray n° 20, septembre 2017

Notre choix de revues CrieurA-t-on tout dit de la lecture ? On pourrait penser suffisante la somme des commentaires sur notre étrange activité. En dire quelque chose d’original, et si possible sans esprit de sérieux, est une gageure, même pour les plus habiles. D’autant que le vrai lecteur, s’il existe, se passe volontiers des commentaires, injonctions ou définitions de qui voudrait lui dire ce qu’il fait lorsqu’il lit.

Mettray, revue annuelle et marseillaise créée par Didier Morin en 2001, réussit le pari. Son vingtième numéro réunit dix-neuf écrivains, un libraire, un metteur en scène, deux artistes peintres, une correctrice, un universitaire et trois historiens autour d’expériences du texte, appelées « lecture s ». Soutenus par la douceur des dessins et des photographies, ils reviennent collectivement sur la face intime de la lecture : ce trou qui se creuse dans le monde alentours lorsque certains livres, parfois simples phrases, deviennent miracles, grâces, apparitions, nous laissent pantois devant leur présence, celle que peuvent avoir les rêves, les cérémonies et les moments de l’amour. De tels moments offrent le réel, « et peut-être plus que le réel », dit René de Ceccatty, qui appelle cette manière de lire la « lecture intérieure ».

Comme dans tout livre, chacun sera libre de faire son chemin dans la revue. Mystère de la lecture : pourquoi avoir été touché au cœur par le texte de Gaëlle Obiégly sur « les rencontres d’abord faites dans des livres » ? Et par le dernier texte, de Marguerite Vappereau, qui relate les lectures de Jean Genet en prison : Proust (« la première phrase était si dense, si belle que cette aventure était une première grande flamme qui annonçait comme un brasier »), Dostoïevski (« il fallait réfléchir deux heures, puis recommencer, c’était énorme et c’était tuant »), Kafka qu’il n’arrive pas à lire, Ronsard qui l’émerveille… un jour de lecture à la maison de correction nommée Mettray. P. B.

Mettray n° 20, septembre 2017, 12€. Consulter le site internet de la revue ou contacter mettray.editions@gmail.com

Siècle 21, n° 30 et 31

Notre choix de revues CrieurNotre collaborateur Jean-Luc Tiesset avait déjà consacré un article à Siècle 21, « revue trimestrielle qui se donne pour objet la littérature étrangère à travers des textes inédits… » Dans les deux derniers numéros, Marilyn Hacker, une des plus anciennes et des plus régulières collaboratrices de la revue (créée en 2002 et dirigée par Jean Guiloineau), propose deux dossiers sur des « Écrivains contemporains de New-York », une passionnante mini-anthologie.

Marilyn Hacker, née à New-York, a publié une quinzaine de livres de poésie aux États-Unis (le premier fut récompensé par le National Book Award américain) et deux en France, dont La Rue palimpseste, traduit par Claire Malroux et paru chez la Différence en 2004 (prix Max Jacob étranger). Directrice de la revue littéraire féministe américaine 13th Moon dans les années 80 et rédactrice en chef de la Kenyon Review dans les années 90, elle a un tempérament et un savoir-faire d’éditeur qui trouve à s’exploiter à Paris, où elle vit une partie de l’année depuis 1990.

Mais elle ne se contente pas d’allers retours entre les deux capitales car sa curiosité pour le monde et les langues étrangères la conduisent souvent au Moyen-Orient.

« Et puis quand tu t’en vas, sans personne à quitter,
est-ce que tu quittes un désordre, une fenêtre avec vue
sur le zinc d’une toiture, sur d’autres mansardes ?

Est-ce que tu quittes
les chaises cannées que le patron de bistrot empile
à minuit et demi quand il ne reste plus qu’une tablée ? »

« Des liens culturels et humains m’attachent à des gens de Syrie, d’Irak et de Palestine », « le poème naît dans un lieu et va vers un autre, avec des personnages dont certains sont fictifs et d’autres pris dans nos vies… », dit-elle à son amie syrienne Fadwa Suleiman dont on peut lire le beau texte publié dans le dossier-portrait du n° 31.

Sa curiosité généreuse pour la diversité culturelle, littéraire et poétique la conduit tout naturellement à la traduction, sa seconde passion, de poètes arabes et français qu’elle fait connaître et publier aux États-Unis.

Si j’ai tenu à m’étendre sur Marilyn Hacker, c’est qu’elle pratique une forme de discrétion vis-à-vis de son propre travail et qu’elle préfère en général faire connaître les écrivains qu’elle aime et qu’elle admire plutôt que de se placer elle-même sous les projecteurs ; c’est à travers eux qu’on la retrouve : cosmopolitisme, intérêt passionné pour les grands évènements qui déchirent le monde et les petits bonheurs qui l’illuminent, goût de la forme, absence totale de sensiblerie… Les auteurs qu’elle a retenus ici ont tous pour base New York mais sont originaires d’Irak, du Vietnam, d’Afrique du Sud, de Palestine…, et enseignent aussi bien dans leur ville d’origine qu’à Pékin ou Paris.

Citons-en quelques-unes, quelques-uns. Suzanne Gardinier, dans le magnifique texte introductif, constitué d’une série de phrases numérotées de 1 à 108, qui étiquètent la violence politique visible ou invisible (quand elle se pratique dans l’opacité du pouvoir) : « « Ma logeuse l’année dernière à La Havane : “Ça nous inquiète, vos élections. Et qui c’est ce type coiffé en tas de paille ?” » ; Marie Ponsot, qui a trouvé le temps d’être universitaire et mère de sept enfants : « Les femmes s’évadent/ comme elles peuvent » ; Muriel Rukeyser : « Qui a jamais enterré trente-cinq gars dans l’jardin derrière/ trente-cinq tunneliers dont les médecins n’avaient rien à faire/ morts dans les baraques du tunnel, les éboulements, partout, sans arrêt ? » ; Barry Wallenstein : « Enfant, je pratiquais le murmure amérindien/ le grommelé italien/ le titillé polonais/ et la valse lone star/ c’est bien pourquoi j’étais/ si profondément, si facilement/ confus dans ma tête »…

Cet ensemble est si riche, si convaincant, qu’on en vient, le lisant, non seulement à mieux comprendre ce qui fait la spécificité de cette poésie new-yorkaise, mais aussi à réfléchir à la nôtre, française, à ce qui les sépare l’une et l’autre, et à ce qui constitue leur richesse mutuelle. En France, écrit Fadwa Suleimane dans son texte sur Marilyn Hacker, « la poésie est censée être neutre par peur du communautarisme ; l’engagement politique des poètes, et ceci dans le pays de Hugo et d’Aragon, où Césaire et Senghor ont trouvé leur chemin, me semble mal vu. » Un point de vue qui prend pour unique mesure le communautarisme mais qui ne rend pas compte des caractéristiques et des qualités de la poésie française, de la culture dans laquelle elle baigne.

On peut avancer, pour dire les choses rapidement, qu’en général la poésie française préfère les visions intérieures aux spectacles des rues et des affrontements collectifs, qu’elle est davantage centrée sur l’individu que sur la collectivité, qu’elle a le goût de l’art pour l’art avec ce que cela implique de connaissance et même d’érudition, et qu’elle laisse à la prose ou à la poésie chantée le soin de tout le reste. Ce qui explique, peut-être, que les lecteurs, qui privilégient l’ici et le maintenant, s’en désintéressent ? Un beau sujet dont il faudrait longuement débattre.

Ajoutons que la revue, outre les dossiers que nous avons déjà cités, présente, dans le n° 30, un portrait de Gabrielle Althen et un ensemble de textes, poèmes ou prose, autour de « La perte » ; dans le n° 31, un autre ensemble autour des « Couleurs ». M. É.

Siècle 21, n° 30 et 31 est disponible en librairie ou sur abonnement (17 € au numéro et 30 € pour s’abonner à l’année).

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