Il est une constante dans le travail d’Axel Honneth : faire le bilan de sa réflexion, voir où il en est arrivé pour approfondir une hypothèse ou en formuler de nouvelles. Dans la préface pour le public français à l’ensemble de textes publiés en 2015, Ce que social veut dire : Les pathologies de la raison, il expliquait comment il s’était interrogé depuis vingt ans sur les conséquences à tirer de son texte sur La lutte pour la reconnaissance, en termes de « vie bonne » ou de justice sociale : pour ce continuateur de la Théorie critique, reprochant à Habermas son « tournant libéral », il apparut nécessaire de formuler une théorie de la justice, là encore par un détour hégelien, centrée sur l’idée de liberté telle qu’elle peut exister dans les « sphères institutionnelles » des « sociétés libérales démocratiques modernes ». Ce fut l’objet du Droit de la liberté, traduit il y a deux ans aussi. Et voici aujourd’hui un texte en grande partie suscité par la réception faite à cet ouvrage de « reconstruction normative », jugé par certains lecteurs comme le signe d’un renoncement à toute « transformation de l’ordre social existant ».
Axel Honneth, L’idée du socialisme. Un essai d’actualisation. Trad. de l’allemand par Pierre Rusch. Gallimard, 184 p., 15 €
Pour les convaincre du contraire, Axel Honneth propose d’en revenir au socialisme, dont il se désole qu’il ne soit plus de nos jours tenu pour une alternative possible au capitalisme, prise au sérieux comme à l’époque de Max Weber, tandis que la religion semble s’offrir comme une solution d’avenir. Plus exactement, Honneth propose de retrouver l’idée du socialisme, de repartir de son inspiration principielle, en dépassant les limites imposées par l’histoire et par la théorisation de ceux qui en furent, sous toutes les formes, les partisans.
L’ambition est grande, de renouer avec une forme d’utopie praticable, après l’effondrement communiste et en un temps où l’impuissance politique, dans un monde en voie de globalisation, paraît de règle. Honneth procède cependant prudemment, avec méthode, en restant sur un plan « métapolitique » : il recense d’abord ce qui a rendu le socialisme obsolète avant d’envisager ce qui pourrait le rendre à nouveau désirable et mobilisateur.
Le socialisme est l’enfant de la Révolution française et de l’industrialisation : les révolutionnaires ont historiquement fondé le programme de la liberté sociale, reposant sur la fameuse formule liberté/égalité/fraternité, dont les premiers socialistes et leurs successeurs, notamment marxistes, ont eu à appliquer le programme dans les conditions d’un bouleversement économique provoqué par le machinisme et l’industrie. Pour Axel Honneth, la question sociale et ouvrière a été tellement centrale que les théoriciens socialistes ont conclu que la liberté confisquée par l’égoïsme des patrons pourrait être récupérée par les producteurs dans le cadre de l’usine : « le défaut natif du projet socialiste », écrit-il, est d’avoir réduit « le principe de liberté sociale » à la sphère du travail, à l’exclusion de la politique. Quelles que soient les nuances ou les différences entre les écoles à propos de la libre association des producteurs ou de leur coopération censées les émanciper, et au-delà toute la société, de la dictature des capitalistes propriétaires, elles partagent une conviction commune : il est possible de constituer une communauté solidaire, qui ne se résume pas à « une plus juste distribution ». Mais sans envisager que la souveraineté populaire puisse utiliser les droits libéraux apportés par la révolution : le saint-simonisme rabat la politique sur le gouvernement par l’industrie, Proudhon supprime le gouvernement, Marx fait du prolétariat, comme dépassement de la division en classes, l’essence du genre humain. Et ce sujet historique permet que se confirme dans l’histoire, à une échéance imprévisible, la loi de son progrès. C’est de ce « fardeau théorique » que l’auteur veut débarrasser le socialisme, sous une forme post-marxiste.
Contre le déterminisme, qui conduit au fatalisme, il prône une conception expérimentale de l’action, inspirée de Dewey, et, pour passer de la liberté individuelle à la liberté sociale, un « individualisme holiste ». L’expérimentalisme signifie de renoncer aux idées préconçues, c’est-à-dire à la fois de chercher à détacher le marché de ses seules dimensions capitalistes et de soutenir et faire connaître les tentatives de nouvelle organisation du travail. Surtout il s’agit de s’affranchir de l’héritage industrialiste, du « fondamentalisme économique » pour prendre en compte la « différenciation des sphères sociales » et leur autonomisation dans les sociétés contemporaines. À l’agir économique s’ajoutent l’agir démocratique et la sphère des relations personnelles et familiales : autant de dimensions non hiérarchisées et universelles dans lesquelles les individus peuvent solidairement satisfaire leurs besoins, non pas au sens libéral de la poursuite d’objectifs personnels mais pour autant que régneraient « des rapports de réciprocité sans contrainte et donc des conditions de liberté sociale ». Il s’agit, idéalement, de supprimer la domination dans les trois sphères d’interaction et de communication pour établir une société de liberté sociale. Cette société inclusive, pour reprendre une formule que n’utilise pas Honneth, renvoie à la lutte pour la reconnaissance : ces trois sphères de lutte concernent non plus un groupe ou une classe mais tous les citoyens à la recherche de leur émancipation, dans l’espace public.
Tel est le « socialisme » révisé, grâce auquel « la liberté individuelle se réalise non pas au détriment mais à l’aide de la solidarité ». C’est le programme d’une réalisation de la proclamation de la Révolution française, qu’Axel Honneth pose comme point de départ et d’arrivée : le socialisme n’est que l’établissement et la vérification, dans le temps, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. La reformulation de son idée est bien un idéal raisonnable : pas de nécessité historique mais la certitude que c’est possible parce que conforme aux intérêts de l’humanité, selon la formule de Kant en 1798. Honneth a beau affirmer qu’il n’y a pas là simplement « une injonction morale » parce que le « droit au social […] exprime le principe structurel déterminant de toute réalité sociale », il est permis de se demander si, même dans les sociétés libérales modernes et pacifiées, la solidarité et « l’éthicité démocratique » auront la force de triompher du « calcul égoïste » dans un monde « plein de bruit et de fureur ».