Vargas Llosa : retour à Lima

Si ce n’est sans doute pas par Aux Cinq Rues, Lima que le lecteur débutant abordera au mieux l’œuvre de Mario Vargas Llosa, il vaut la peine de s’interroger sur la nature de cette capitale péruvienne à laquelle le romancier fait retour après les larges explorations qu’il a menées à travers les divers continents — le Brésil de La guerre de la fin du monde, par exemple, ou la République dominicaine sous l’ère Trujillo (La fête au Bouc), pour ne rien dire du tour du monde que proposait Tours et détours de la vilaine fille. S’agit-il de la Lima endiablée, emportée dans le tourbillon des amours d’un jeune homme qui croque la vie à pleines dents et bouscule les conformismes ? La présence de la ville dans l’œuvre ne se réduit pas au carnaval de La tante Julia et le scribouillard.


Mario Vargas Llosa, Aux Cinq Rues, Lima. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Gallimard, 294 p., 22 €


Dès Conversation à La Catedral (1969), ample roman polyphonique, la tyrannie, un des thèmes sensibles chez Vargas Llosa, jette son ombre sur la ville. Les miasmes du régime autoritaire d’Odría perçaient de toutes parts dans cette œuvre ancienne. Ils se cristallisaient autour de la conversation tenue dans un bistrot minable de la périphérie de Lima, au nom pompeux: La Catedral. Cette taverne, lieu de retrouvailles entre un journaliste revenu de ses ambitions et un malheureux Noir, loque vivante qui a côtoyé le pouvoir, était un terrible lieu de vérité.

Quelle face de la ville dévoile le dernier roman ? Une Lima du crime et des bas-fonds, ou une ville écrin des rêveries érotiques, comme le proposait Les carnets de don Rigoberto ? Rigoberto, quinquagénaire ami des arts, voluptueux épicurien amoureux de sa femme, la sensuelle doña Lucrèce dont il s’était imprudemment séparé, s’abandonnait à ses fantasmes dans le luxe d’une villa des beaux quartiers dédiée à ses plaisirs. Le titre ici, comme souvent chez Vargas Llosa, sans perdre sa part d’énigme, parle et met sur la voie. « Aux Cinq Rues » est en effet le nom d’un carrefour et d’un quartier bien connus des Liméniens, au cœur de la vieille ville. Dénué de tout prestige urbanistique, il affiche et symbolise la dégradation d’un centre brillant à l’époque coloniale et jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Depuis, les ambassades et propriétaires aisés l’ont fui. Le luxe a quitté les hauteurs pour les espaces modernes de San Isidro et Miraflores, plus près de la mer. Les lieux se dégradent, abandonnés à la misère, à la prostitution et au crime. Le roman vit de la tension qui existe entre les quartiers patriciens et les bas-fonds, le luxe et les immondices qui, des hauteurs du cœur historique, déferlent sur la ville. Si Conversation affichait une épigraphe balzacienne et présentait le roman comme « l’histoire privée des nations », le dernier ouvrage s’intéresse plus spécialement, dans la continuité du précédent, Un héros discret (2013), à la classe dirigeante.

Et c’est à nouveau une affaire de chantage qui organise Aux Cinq Rues. La presse, qui chez Vargas Llosa joue toujours un rôle important, est ici au cœur de l’intrigue. Non certes la presse d’opinion, comme chez Balzac, ni même les colonnes réservées aux faits divers, qui avaient été la première école de l’écrivain, journaliste à seize ans, mais son avatar le plus moderne et le plus dégradé, la presse des tabloïds, celle qu’on s’arrache pour ses photos volées et ses révélations scandaleuses. Vargas Llosa met les pleins feux sur cette presse à la diffusion de masse et sur son pouvoir redoutable, puisqu’elle excelle à ruiner et défaire les réputations. Que le gouvernement la manœuvre secrètement, et l’arme devient implacable. La virtuosité du romancier, expert à nouer les fils d’une intrigue, s’exerce ici dans le champ du thriller.

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Mario Vargas Llosa © Catherine Hélie

Dans la veine des Carnets de don Rigoberto, Vargas Llosa y mêle un piment érotique. La scène inaugurale de lesbianisme entre deux amies des hautes sphères sociales, Marisa et Chabela, n’est pas sans lien avec la surprise que connaît doña Lucrèce, troublée par la beauté de sa servante (dans Les cahiers de don Rigoberto). Le couvre-feu instauré par le régime du président Fujimori (1990-2000) pour juguler l’opposition armée d’une gauche qui organise des attentats en ville est ici le déclencheur des émois sensuels entre les deux jeunes femmes. Il leur offre des plaisirs qui leur étaient jusque-là inconnus. Marisa propose à Chabela de rester dormir avec elle, pour éviter d’être arrêtée par la police si elle regagne son domicile à une heure tardive où les déplacements sont interdits. Les deux jeunes femmes, mariées depuis dix ans environ à de riches et puissants patriciens et par ailleurs mères de famille aux mœurs rangées, vivent comme une révélation cette aventure née du hasard. Elles renouvellent plusieurs fois dans le roman des ébats qui agrémentent la monotonie des relations conjugales. La légèreté de cette scène initiale tranche sur la vulgarité de l’orgie sexuelle avec des prostituées dans laquelle le mari de Marisa, le riche et puissant homme d’affaires Enrique Cárdenas, a été piégé. Le roman jette parallèlement un coup de projecteur sur la misère sexuelle des détenus dans les caves des commissariats de police, le viol qu’encouragent l’insalubrité et la surpopulation des cellules.

La jet-set et les bas-fonds : une intrigue de roman policier

Comme jadis dans Conversation, le dictateur n’apparaît pas. Au mieux verra-t-on son âme damnée, le chef de la police secrète. Encore son surgissement est-il tardif. Entre-temps, le scandale d’abord menaçant a enflé et exercé ses premiers ravages. La possession par le tabloïd people Destapes / Strip-tease de photos compromettantes pour Enrique Cárdenas donnera-t-elle lieu à publication ? Quand ces révélations seront-elles livrées en pâture au public et quelles en seront les conséquences ? Pour ménager la tension, la scène et les personnes qui s’y manifestent changent avec les chapitres. Ce sont tantôt les couples amis (Enrique et Marisa, l’avocat Luciano Casasbellas et sa femme Chabela) dans les beaux quartiers, tantôt dans les bas-fonds des Cinq Rues, des êtres interlopes, victimes autant qu’exploités, qui cherchent une revanche sur les revers de leur vie. La servilité et la fascination pour le succès règnent chez ces derniers. Mais qu’on ne s’y fie pas : que la vilénie franchisse certaines limites, et des retournements deviennent possibles. Alors, âme damnée ou pas, personne n’est en sécurité. Vladimiro Montesinos, second du dictateur, personnage historique à ce point redouté que personne n’ose prononcer son nom et qu’on ne le désigne que par son titre social, le Docteur – ce redoutable manœuvrier est-il à jamais hors d’atteinte ?

Le roman s’attarde sur Rolando Garro, le propriétaire du tabloïd, second couteau qui ambitionne les premiers rôles et voudrait enfin ourdir pour son compte une éclatante machination. L’ouvrage fait un sort à la rédactrice en chef de la feuille à scandales, la Riquiqui (la Retaquita comme la désigne l’original espagnol). Redoutable et complexe, cette fille des rues, à la plume acérée, n’a d’autre formation que la pratique des faits divers dont elle flaire la racine impure. Cette courtaude tient sa seconde vue d’avoir poussé au contact de la pègre. Elle ne domine pas seulement la médiocrité d’un Juan Peineta, comédien en échec, changé en photographe appointé par des criminels. Si elle recourt à ses services et tente de le remettre en selle, elle est fondamentalement d’un autre format. À sortir de l’ombre par un coup d’éclat qui provoque un séisme politique dans un paysage figé, la Retaquita tranche encore sur les Marisa et Chabela des couches possédantes fortement américanisées, qui disposent, le cas échéant, d’un luxueux appartement de vacances à Miami où elles se rendent au gré de leurs caprices. Dans son registre, elle n’est pas sans évoquer une autre héroïne populaire chez Vargas Llosa, la Chunga, figure éponyme d’une fameuse pièce de théâtre, plusieurs fois jouée en France. Tenancière d’un bistrot-maison close dans le nord du Pérou, à Piura, à la lisière entre la ville et les sables désertiques, l’énigmatique Chunga tient tête à ses clients, si turbulents qu’ils soient. À Lima, sous la tyrannie, la Riquiqui, qui n’a pas davantage froid aux yeux, accède par sa rébellion à une plus haute stature. Soudainement devenue patronne de presse, cette femme, dans le regard de laquelle peuvent briller des éclairs de méchanceté, cet être disgracié, qui ne prétend à aucune culture ni à aucun prestige intellectuel, réalise l’impensable. Son intervention change le cours de l’Histoire.

On se demandera alors si le roman s’achève, comme le suggère le titre de son dernier chapitre, sur un happy end privé, limité aux couples patriciens. Le point d’interrogation dont s’assortit l’énoncé autorise le doute. Le roman n’exclut pas une plus forte vision. La catharsis – pour reprendre le terme qu’Aristote applique à la tragédie grecque – ou, plus simplement, la résolution des conflits et le renouveau final passent par le salut de la cité. En son imprévisible liberté, la figure disgraciée de la Riquiqui aura été l’instrument du destin. Dans ce roman haletant, le remède surgit du mal.

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