Ici et là-bas

Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, sur le site récemment restructuré de la Manufacture des œillets, Nasser Djemaï présente actuellement Vertiges qu’il a écrit et mis en scène : un magnifique spectacle intime et politique, ancré dans l’expérience de sa propre famille et de sa propre appartenance.


Vertiges. Texte et mise en scène de Nasser Djemaï. Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’au 12 mars. Tournée jusqu’au 6 mai et la saison 2016-2017.


« Comment participer à l’écriture de notre roman national, éviter la place assignée uniquement aux chapitres de la violence, la terreur ou l’échec ? Comment se projeter vers un avenir qui ressemblerait aux enfants de la terre d’accueil et non aux enfants de la honte ? » Nasser Djemaï clôt ainsi une série d’interrogations, dans le programme du spectacle et l’édition du texte (Actes Sud-Papiers, 2017). Il est né en 1971 à Grenoble, a grandi dans une sorte de bidonville, près de la mine de ciment où travaillait son père, algérien. Puis il a vécu en 1987 la découverte enthousiaste des immeubles juste construits dans une cité ; il vit aujourd’hui le constat d’une dégradation accélérée, en rendant visite à ses parents. Après une solide formation théâtrale à l’École nationale supérieure de la Comédie de Saint-Étienne et en Grande-Bretagne, des débuts comme acteur, il a commencé à écrire et interpréter ses propres pièces. Dès la première, Une étoile pour Noël ou l’ignominie de la bonté (Actes Sud-Papiers, 2006), il a obtenu le prix Sony Labou Tansi des lycéens pour le théâtre francophone. La troisième lui a assuré une vraie reconnaissance : Invisibles donnait la parole à trois chibanis, vieux Maghrébins privés de retour au pays dix mois sur douze pour pouvoir toucher leur complément de retraite en France.

Vertiges. Texte et mise en scène de Nasser Djemaï. Théâtre des Quartiers d’Ivry

© Jean-Louis Fernandez

Pour Vertiges, Nasser Djemaï a procédé de la même manière que pour les pièces précédentes : il a consacré un long temps à un travail documentaire, de collectes de paroles, d’analyses de témoignages. Mais il a dû aussi s’inspirer de sa propre expérience, celle d’un transfuge de classe. Il a créé le spectacle à Grenoble, en tant qu’artiste associé à la MC 2 ; il le reprend au Théâtre des Quartiers d’Ivry, où il est aussi artiste associé, avant une longue tournée, comparable à celle d’Invisibles, joué de 2011 à 2015. Peut-être la personnalité de Nasser Djemaï, la distribution de quatre interprètes d’origine maghrébine sur six contribueront-elles à favoriser le retour d’une représentation complexe et nuancée vers ceux qui l’ont inspirée, qui restent le plus souvent éloignés du théâtre.

La pièce obéit à une dramaturgie traditionnelle, mais rompt avec une simple imitation réaliste par une dimension onirique et fantastique. Le retour d’un personnage longtemps absent bouleverse une situation figée, déclenche une crise qui va crescendo, jusqu’à l’apaisement final. Dans une famille d’origine algérienne, Nadir (Zakariya Gouram) est le seul des trois enfants à avoir quitté le foyer. Mais, à cause d’une séparation d’avec son épouse Hélène, il revient, sans préciser les raisons de son séjour. Il trouve son père (Lounès Tazaïrt) malade, obsédé par le retour au pays et l’achèvement d’une maison en cours de construction, sa mère (Fatima Albout), sa sœur (Clémence Azincourt) et son frère (Issam Rachyq-Ahrad) dépassés par les problèmes quotidiens. Il tente vainement de les faire changer, de les soustraire à la présence d’une voisine (Martine Harmel) qu’il juge maléfique. Mais lui-même doit remettre en question ses certitudes, se trouve déstabilisé dans sa volonté de tout régenter, d’affirmer sa supériorité.

Nasser Djemaï évite ainsi tout manichéisme, mais il met en lumière le décalage culturel entre un fils intégré dans la société française et le reste de la famille, enfermé dans le foyer, coupé du centre ville, plus encore le père habité par la nostalgie des origines, pourtant devenu étranger à son pays natal. Il n’élude pas certains problèmes : la pression sur la mère pour le port du voile, l’autoritarisme du chef de famille, l’entraide de la part d’un voisin islamiste, les trafics des jeunes au chômage, il procède par de brèves allusions du dialogue. Le risque d’un constat sociologique est désamorcé par le travail de l’écriture. Le texte privilégie une langue quotidienne, le plus souvent sous forme de courtes répliques, parfois de soliloques, l’évocation par exemple du bidonville de son enfance par Nadir, de monologues, révélateurs d’une intimité tue, d’appels téléphoniques à l’épouse désireuse de divorcer. Sans rien de caricatural, il restitue la différence entre le parler de la mère, caractérisé par une maîtrise incertaine du Français, et celui du père, normalisé par le monde du travail, mais perdu dans le délire d’avant la fin.

Vertiges. Texte et mise en scène de Nasser Djemaï. Théâtre des Quartiers d’Ivry

© Jean-Louis Fernandez

Le spectacle doit aussi sa réussite à l’apport de Nasser Djemaï à son propre texte, parfois légèrement raccourci ou modifié. La mise en scène le désarrime progressivement du réalisme initial, de l’agitation de la famille au retour du fils, dans le cadre d’une cuisine en formica (scénographie d’Alice Duchange). Le mur du fond devient le support de projection pour diverses vidéos (réalisées par Claire Roygnan) : façades des immeubles HLM, bibliothèque remplie des dossiers fantasmés par Nadir, montée des eaux… Surtout l’approche de la mort pour le père plonge l’ensemble dans un climat fantastique, suggéré dès le début par l’errance de la voisine comme éclairée de l’intérieur, de grosses bougies à la main. Et la toilette funéraire, qui réconcilie la famille, après le refus de l’imam par Nadir, mais dans l’observance d’un rite musulman, constitue un très rare moment de théâtre. Les seaux, d’où la voisine faisait ruisseler l’eau sur ses mains dans le long silence d’ouverture, sont ramenés pour que chacun lave le corps du père avant son enveloppement dans le linceul.

Avec Vertiges, la petite salle du Lanterneau connaît une belle inauguration. Elle fait partie de l’ensemble magnifiquement restructuré de la Manufacture des œillets. Ce site industriel, fondé en 1890, remanié à diverse reprises, a été racheté en 2009 par la ville d’Ivry-sur -Seine. Après dix-huit mois de travaux, sa réouverture en décembre dernier, il a été confié, avec ses deux salles, son atelier, son immense halle, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, devenu Centre dramatique national, créé en 1972 par Antoine Vitez, dirigé actuellement par Élisabeth Chailloux et Adel Hakim. Celui-ci a inauguré « la fabrique », espace de quatre cents places, avec Antigone, de Sophocle, puis sa très belle pièce, Des roses et du jasmin, histoire sur trois générations, de 1944 à 1988, de Juifs et de Palestiniens, jouée en arabe, surtitré, par les acteurs du Théâtre national palestinien, présentée actuellement en tournée.

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