La création brève et lumineuse de Frédéric Bazille

Frédéric Bazille (né en 1841 à Montpellier) peint une soixantaine de tableaux et de nombreux dessins. Dans la guerre franco-prussienne, il meurt au combat, à Beaune-la-Rolande, le 28 novembre 1870, engagé volontaire, zouave, à vingt-neuf ans. Très jeune, inventif, dandy, pianiste et mélomane, fils de la haute bourgeoisie montpelliéraine, républicain mort sur le champ de bataille, il a su peindre les lumières, le plein air, la peinture claire, la vie moderne, les portraits d’une famille, les corps nus, le paradis des grandes vacances.


Frédéric Bazille. La jeunesse de l’impressionnisme. Musée d’Orsay, Paris. 15 novembre 2016-5 mars 2017

Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Michel Hilaire et Paul Perrin. Musée d’Orsay/Flammarion, 304 p., 250 ill., 45 €


Chaque tableau de Bazille est un effort minutieux, un repère, un jalon, un défi, une gageure. Il imagine La réunion de famille (1867-1868), une Vue de village (1868), une Scène d’été (dite aussi Les baigneurs, 1869-1870), La robe rose (1864), La toilette (1870), Ruth et Booz (1870)… En cet impressionnisme jeune et vivace, ami de Monet et de Renoir dans un même atelier, Bazille veut renouveler les portraits, les nus, les natures mortes. Il affirme : « J’espère bien, si je fais jamais quelque chose, avoir le mérite de ne copier personne. »

Cette exposition vive est organisées par trois institutions : le musée Fabre de Montpellier, le musée d’Orsay, la National Gallery of Art de Washington.

Telle peinture s’intitule Scène d’été. Le 2 mai 1869, Bazille écrit à son père : « Je dessine d’avance mes personnages pour un tableau d’hommes nus que je me propose de faire à Méric. » Dans une propriété familiale, tous les personnages sont dans l’ombre près de l’eau et, à l’arrière-plan, deux lutteurs combattent sous le soleil du Languedoc. En ces années 1860, dans une « vie moderne », la scène des baigneurs masculins est assez fréquente dans la caricature, dans les romans ; par exemple, dans Manette Salomon (1867), les Goncourt décrivent une baignade à Asnières… Bazille peint le nu dans le plein air, la chair rosée des baigneurs, les caleçons de bains rayés, le rouge intense du maillot du lutteur vu de dos. La scène se débarrasse des prétextes historiques ou religieux que choisissent les peintres académiques (Cabanel…) ; Bazille ancre la nudité dans la modernité. En mai 1870, il écrit à son frère Marc : « Je suis enchanté de mon exposition ; mon tableau très bien placé ; tout le monde le voit et en parle beaucoup, en disant plus de mal que de bien ; mais enfin je suis lancé. » Cham (dans Le Charivari) et Bertall (dans Le Journal amusant) caricaturent la Scène d’été. Bazille traduit un hédonisme sensuel.

Frédéric Bazille. La jeunesse de l’impressionnisme. Musée d’Orsay

« La robe rose » (1864)

Il peint La réunion de famille, dit portraits de famille (1867-1868 – car, chaque année, les familles Bazille et des Hours se retrouvent à Méric le 21 août pour l’anniversaire de Gaston (son père). Frédéric met en évidence une famille élargie, fière et prospère, de la haute société protestante (H.S.P.) ; Marc épouse alors Suzanne Tissié, fille d’un banquier montpelliérain ; Gaston est avocat, sénateur. À l’extrême gauche de la composition, Frédéric, artiste célibataire, trouve à peine une place ; il écrit à ses parents en janvier 1868 : « Je me suis fait moi-même dans le coin, je ne suis pas du tout ressemblant. » Il veut révéler les succès matrimoniaux d’une grande famille tournée vers l’exploitation terrienne et la finance. Le portrait d’une famille en extérieur a peu d’antécédents dans l’histoire de la peinture française ; mais on en trouve des exemples chez les Flamands ou les Hollandais et souvent en Angleterre… En 1868, Émile Zola (très jeune, à vingt-huit ans) admire La réunion de famille de Bazille: il y perçoit « un vif amour de la vérité » ; il note : « Chaque physionomie est étudiée avec un soin extrême ; chaque figure a l’allure qui lui est propre. On voit que le peintre aime son temps. »

En 1864, Bazille peint La robe rose. Le modèle est sa cousine Thérèse des Hours, alors âgée de quatorze ans. Elle est vue de dos, assise sur le parapet du chemin de ronde ; elle perçoit le village, Castelnau-le-Lez. C’est son premier portrait d’un membre de sa famille ; c’est aussi sa première tentative d’unir une figure moderne et un paysage. Dès 1863, il écrivait à sa mère : « Le jardin sera bien agréable en été pour peindre des figures au soleil. »

En 1867, Bazille peint Les remparts d’Aigues-Mortes et La porte de la Reine à Aigues-Mortes. De cette petite cité médiévale, Saint-Louis partit en 1248 et en 1270 pour la Croisade. Aigues-Mortes est aussi un haut lieu du souvenir protestant, lorsque les héros et les héroïnes de la foi sont emprisonnés pendant une quarantaine d’années dans une tour convertie par Louis XIV en prison.

En 1867, Bazille peint sa Nature morte au héron. Dans une atmosphère austère, sourde, le héron mort déploie ses ailes. Ses pattes sont clouées à un buffet sombre près du fusil de chasse. La gamme utilise les bruns, les blancs, les gris, les noirs. L’oiseau est crucifié ; une pie et deux geais sont allongés sur un linceul blanc. Bazille pense à la palette des grands maîtres espagnols.

Frédéric Bazille. La jeunesse de l’impressionnisme. Musée d’Orsay

« Ruth et Booz » (1870)

Pendant l’hiver 1870, il écrit à sa mère : « J’ai trouvé un modèle ravissant mais qui va me coûter les oreilles. Dix francs par/jour plus l’omnibus pour elle et sa mère qui l’accompagne. » C’est La toilette. Une femme nue, les cheveux dénoués, s’installe sur un divan recouvert de fourrures. À gauche, une servante noire lui glisse une pantoufle verte ; l’autre lui présente un peignoir de soie. Bazille pense alors aux Femmes d’Alger dans leur appartement (1834) de Delacroix et à l’Olympia (1863) de Manet. La femme nue est nonchalante, voluptueuse. Le pinceau précise les belles matières tactiles, douces : les fourrures, la soie, le satin, un pagne, les tapis.

En 1870, Bazille multiplie les dessins et les peintures de Ruth et Booz. En une œuvre inclassable, il mêle le classicisme et le naturalisme. Ce sujet biblique est associé aux rites des moissons. Bien des peintres l’ont représenté. Par exemple, L’été de Poussin, Le repos des moissonneurs de Millet… Très jeune, Ruth glane dans le champ de Booz ; elle contemple la lune, la « faucille d’or dans le champ des étoiles ». Bazille lit sans cesse le poème de Victor Hugo : « Booz ne savait pas qu’une femme était là, / Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. »

Alors, la création de Frédéric Bazille est brève et lumineuse. En 1870, dans la guerre, il écrit à son ami Edmond Maître le 22 août : « Je sors par instants de l’exaspération où me jettent les Bonaparte et Bismarck. Ces égorgements perfectionnés m’épouvantent. Décidément, jamais je ne crierai vive aucune guerre. » Renoir et Maître lui déconseillent de s’engager ; ce serait une folie. Sergent-fourrier des zouaves, il meurt le 28 novembre… Plus tard, Pissarro dit de lui : « Il était le plus doué parmi nous. »

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