Dans l’univers d’Ádám Bodor, les désaxés côtoient les évadés de la nuit, les voyous font moins de ravages que des vieilles filles prétendument inoffensives, mises en quarantaine dans un quartier d’isolement ; des lynx et des licornes hantent le sommeil des marginaux, les femmes sont d’inquiétantes créatures, les chats d’une perfidie sans nom et les oiseaux des apatrides tournant autour de la terre sans jamais pouvoir se poser.
Ádám Bodor, Les oiseaux de Verhovina. Trad. du hongrois par Sophie Aude. Cambourakis, 256 p., 22 €
Les trois livres d’Ádám Bodor qui ont été traduits en français, La visite de l’archevêque, La vallée de la Sinistra, et Les oiseaux de Verhovina, sont trois contre-utopies où le lecteur est invité à abandonner toute espérance. Non que cet écrivain hongrois de Transylvanie, né en 1936 à Cluj Napoca, n’ait pas le sens de la comédie, au contraire, mais ses textes, où le grotesque le dispute au dérisoire, où le macabre se mêle aux mystères terrifiants, interdisent toute possibilité de fuite à ceux qui seraient un tant soit peu attirés par cet outre-monde.
S’arrêter à Bogdanski Dolina, cette région des Carpates où, dans La visite de l’archevêque, vivotent des épaves humaines sous la férule de quelques séminaristes, ou bien faire une halte à la frontière de la Transylvanie et de l’Ukraine, dans le village de Dobrin (rebaptisé Dobrin City), village qui, dans La vallée de la Sinistra, est le royaume sur lequel règnent des chasseurs de montagne : que l’on décide d’explorer l’un des non-lieux décrits avec minutie par Ádám Bodor, et l’on risque de tomber dans le plus dangereux piège qui ait jamais été tendu au lecteur désireux de découvrir autre chose dans un roman que ce qui s’y trouve ordinairement.
Les oiseaux de Verhovina, comme ces deux précis de décomposition, proposent une vision en apparence très lugubre des temps calamiteux, mais Ádám Bodor, qui n’ignore pas combien les guetteurs de l’apocalypse ont besoin de consolation, met en scène une fable où se rencontrent l’humour grinçant d’un esprit facétieux à la Edward Gorey, le goût du non-sens d’un héritier des néantistes et un certain désenchantement dont nous savons, depuis Claudio Magris, qu’il est une forme ironique et aguerrie de l’espérance, et qu’il nous éloigne du pathos catastrophiste.
La vallée de la Sinistra revient sur les aventures d’un père qui, à la recherche de son fils adoptif, assigné à résidence au milieu de nulle part, se voit, à son arrivée dans ce coin perdu, attribuer un nom d’emprunt : Andreï… Bodor. Avec malice, il confie que c’est surtout son nouveau prénom qui lui plaît. Les oiseaux de Verhovina nous mène de la même façon sur les traces d’un père adoptif et de son fils, par qui nous est contée la chronique des habitants d’un village isolé du monde, où se produisent des événements à la fois horrifiques et loufoques. Le fils, nul ne s’en étonnera, s’appelle Ádám. Comme Gabriel Ventuza, le héros de La visite de l’archevêque, il aura à affronter la mort de son père. Le lecteur, lui, fera ses délices de l’entrecroisement des thèmes de la filiation, des abracadabrantesques épousailles du crime et du paranormal.
Dans tous les livres d’Ádám Bodor, la camarde rôde, elle s’amuse, elle sévit et se vit parfois comme une farce. Le narrateur de La vallée de la Sinistra est à deux doigts de devenir un veilleur de cadavres. Les oiseaux de Verhovina montre un étranger à tête de cheval, qui se promène en mocassins lacés : il se révélera être une sorte d’ange de la mort. Le lecteur, lui, emboîte le pas à tous ces personnages apparemment toujours pressés de s’échapper, de partir vers un ailleurs où les fantômes les introduiraient au pays des merveilles, pour leur permettre d’en finir avec leur « cure d’ennui » – titre d’une fameuse nouvelle d’un autre écrivain hongrois, Dezsö Kosztolányi.
N’allons toutefois pas croire que l’outre-monde d’Ádám Bodor est une morne plaine. Il peut être réjouissant d’apprendre par exemple que l’un des personnages des Oiseaux de Verhovina, chaque fois qu’il rencontre une situation critique au cours de sa vie, s’enferme dans son bureau avec un livre de cuisine où les recettes sont suivies de préceptes aidant à la compréhension d’événements imprévisibles. Il est encore plus réjouissant d’apprendre notamment que ce livre de cuisine comporte un chapitre intitulé « Plats uniques de régime pour les jours de chagrins qui ne passent pas ».
Ce qui pourrait sembler anecdotique ne l’est jamais chez Ádám Bodor. Il suffit de lire ses textes en suivant ses descriptions des odeurs. Dans La visite de l’archevêque, l’odeur des sœurs Schenkowitz, enfermées avec d’autres captives dans le camp d’Isolda, entouré d’une clôture de barbelés, se répand comme du soufre tout au long du roman. La vallée de la Sinistra est appelé « le livre des odeurs ». Les oiseaux de Verhovina s’achève sur une évocation des odeurs, fortes, suffocantes, qui peuplent même les rêves des habitants.
S’il faut abandonner toute espérance en entrant dans les contre-utopies d’Ádám Bodor, il n’est pas moins nécessaire de le lire sans les œillères du lecteur habitué à chercher dans les fictions ce qui le conforte dans sa quête d’une certaine idée du Beau. Admirer les tableaux d’Ádám Bodor, qui ont parfois quelque chose de goyesque, c’est ne pas craindre de partir à la découverte de la face grimaçante de la réalité. On se gardera de dire qu’on « n’en sort pas indemne », mais on en sort en étant groggy, ivre de ce que ces œuvres offrent de tragiquement et splendidement comique.