Une Mouette d’aujourd’hui

Une mise en scène de Thomas Ostermeier est toujours un événement ; celle de La Mouette, d’après Anton Tchekhov, actuellement programmée à l’Odéon, a été précédée par la parution d’un nouveau livre, Le Théâtre et la peur, qui peut éclairer certains choix contestables de l’adaptation.


Anton Tchekhov, La Mouette. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 25 juin

Thomas Ostermeier, Le Théâtre et la peur. Actes Sud, 128 pages, 15 €


Avant l’ouverture du plateau à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, une grande photo en noir et blanc montre des bagnards de Sakhaline, ainsi commentée par une phrase de Tchekhov : « Quand tu as vu l’enfer, tu regardes la vie d’une autre façon. » En 1890 l’écrivain avait séjourné trois mois sur l’île et en avait rapporté un long reportage. Dans le programme du spectacle, Thomas Ostermeier rappelle ce texte ainsi que toutes les activités humanitaires du médecin, souvent bénévole, et il s’étonne : « Pourtant il écrit une pièce qui parle peu de questions sociales ou politiques. Au contraire, il décrit la bourgeoisie, les nantis de son époque, obsédés continuellement par leurs petits problèmes de carrière et de renommée ou leurs histoires d’amour malheureuses, sans aucune référence à d’autres problématiques. »

Le directeur de la Schaubühne de Berlin, dans une Allemagne particulièrement impliquée dans l’accueil des migrants, a choisi de ne pas dissocier la pièce de la situation actuelle. Il a demandé une nouvelle traduction à Olivier Cadiot et a lui-même procédé à une adaptation. Il a ajouté des répliques issues des répétitions, improvisations ou citations. Surtout dès les premières phrases, il substitue à un dialogue privé, la réponse de l’instituteur Medvedenko (Cédric Eeckhout) aux plaintes de Macha (magnifique Bénédicte Cerutti) une longue adresse au public à partir du cas d’un Syrien réfugié. Puis il actualise la diatribe du jeune artiste Treplev (Matthieu Sampeur) contre le théâtre de son temps par la dénonciation de pratiques contemporaines, aisément imputables à certains de ses confrères. En contrepartie, des échanges sont supprimés ou raccourcis, en vue d’une représentation d’environ deux heures et demie sans entracte.

La réécriture est surtout liée à la suppression de trois rôles  : outre le domestique Iakov, le lieutenant en retraite, Chamraïev, intendant du domaine, et son épouse Paulina, parents de Macha. Malgré la place centrale du quatuor, Arkadina (Valérie Dréville), son amant Trigorine (François Loriquet), son fils Treplev et Nina (Mélodie Richard), l’actrice et l’écrivain célèbres, modèles ou repoussoirs pour la jeune génération, les personnages secondaires entrent, chez Tchekhov, dans une subtile configuration. Cette « tonne d’amour », évoquée par l’auteur à l’un de ses correspondants, concerne aussi la liaison entre Paulina et le médecin Dorn, la passion sans espoir de Macha pour Treplev. Mais le mariage de dépit, avec l’instituteur Medvedenko, de la jeune femme, n’est plus la réplique des relations conjugales entre ses parents, absents de l’adaptation. Ainsi la pièce perd de sa complexité, est privée de l’effet de répétition d’une génération à l’autre, partiellement de la reprise, en mineur, des amours sans réciprocité du monde des artistes. Le statut d’autres personnages se trouve modifié : le médecin Dorn (Sébastien Pouderoux) n’est plus nécessairement le célibataire endurci, mais toujours séduisant, qui invoque son âge pour refuser à sa maîtresse un projet de vie commune ; l’instituteur récupère, de la version intégrale, certaines répliques de son beau-père, sans pouvoir bénéficier de sa virtualité comique.

Thomas Ostermeier avait abordé le théâtre de Tchekhov par une mise en scène de La Mouette en 2013 à Amsterdam. Dans plusieurs entretiens, il dit y revenir pour mieux comprendre ce qui lui apparaît comme un décalage étonnant entre l’auteur de la pièce et l’homme si soucieux de ses semblables. Mais il semble choisir une approche inspirée par sa familiarité avec l’autre grand contemporain, Ibsen. Pour son premier spectacle en français, il avait d’ailleurs monté en 2013 Les Revenants, déjà dans une traduction d’Olivier Cadiot et avec la même distribution. Manifestement il se souvient aussi de l’immense succès remporté au Festival d’Avignon 2012 par son adaptation très actuelle d’Un Ennemi du peuple du même Ibsen. Le texte était joué en allemand, mais les interprètes parvenaient à entamer un débat animé, parfaitement maîtrisé, avec les spectateurs sur le problème posé par la pièce. Peut-être certains jours un type d’interpellation comparable, à propos de la Syrie ou du 49.3 permet-il d’entamer un dialogue avec le public de l’Odéon, prévenu au-delà des premières représentations… Il prépare aussi à des procédés d’actualisation, la photo de l’oiseau mort prise par Trigorine avec son téléphone, la destruction de ses écrits par Treplev avec la vodka répandue sur son ordinateur, les airs de David Bowie ou des Doors joués en direct à la guitare électrique par le médecin Dorn.

Tchekhov pouvait tout à la fois écrire sur le bagne de Sakhaline, soigner les plus démunis et prêter par exemple à une Paulina, résignée au sort des femmes, des déclarations d’amour à Dorn, sans jugement de valeur, sans position de surplomb. Thomas Ostermeier, tout à son engagement du présent, porte un autre regard sur certains des personnages. Il a manifestement demandé à la grande Valérie Dréville de renchérir sur les travers et les ridicules de l’actrice célèbre, confrontée au vieillissement, par la fréquence des pleurs et des minauderies. Il lui fait dire, par exemple, en maillot de bain : « Je suis une belle plante », appeler à l’aide, lors du malaise de son frère (Jean-Pierre Gos), sans bouger elle-même d’un pouce, embrasser à pleine bouche son fils dont le sort la préoccupe peu. Lors du fameux retour de Nina à l’approche du dénouement, il montre l’épuisement de la jeune actrice quasiment comme une scène d’ivresse, où Mélodie Richard ne cesse d’essayer de se dévêtir. Quant à la distribution du jeune Sébastien Pouderoux dans le rôle de Dorn, elle décale complètement les répliques du médecin, en particulier adressées à Sorine, son presque contemporain dans la pièce, vieilli de dix ans par l’adaptation.

Certains de ces choix correspondent d’ailleurs à la vision par Tchekhov lui-même de ses pièces comme des comédies. Et un très grand metteur en scène peut parfois décevoir à la mesure de l’attente suscitée, partager le public. Mais il connaîtra une tout autre adhésion, la saison prochaine à l’Odéon, grâce au grand succès du Festival d’Avignon 2015 : Richard III de Shakespeare, avec Lars Eidinger dans le rôle-titre, un de ses écrivains et un de ses interprètes de prédilection.

Lors de la création de La Mouette au Théâtre de Vidy-Lausanne en février 2016, suivie d’une longue tournée, est paru un nouvel ouvrage signé de Thomas Ostermeier. Il diffère du précédent, publié l’an dernier par l’Arche, Backstage, qui résultait de passionnants entretiens, traduits de l’allemand, entre août 2013 et janvier 2014, avec le critique, journaliste et universitaire, Gerhard Jörder. Il permet de suivre le parcours du metteur en scène, depuis son entrée à la Schaubühne, grâce à différentes conférences, datées de 1999 à 2015, à l’intégralité de l’article, en partie, paru en 2013 dans Le Monde diplomatique : « Du théâtre par gros temps » et à un dialogue avec Georges Banu, qui a préfacé l’ouvrage, réuni les textes avec Jitka Goriaux Pelechovà, traductrice de l’ensemble.

Au cours de l’entretien, Thomas Ostermeier explique son choix du titre : Le Théâtre et la peur. Il ne peut dissocier ces deux termes de sa propre pratique, « après le 11 septembre 2001, après la crise financière mondiale et la crise économique mondiale ». Et il s’exprimait déjà ainsi en juillet 2014 : c’est dire le sentiment d’urgence qui a animé son spectacle de février 2016 ! Une des conférences, de 2010 : « Lire et mettre en scène Ibsen », avant même la création d’Un Ennemi de la société, mais après celle de cinq autres pièces, depuis Nora-Maison de poupée en 2002, expliquait la prédilection pour cet auteur du XIXe siècle, perçu comme pleinement contemporain : « Les personnages sont exposés à une pression économique énorme qu’Ibsen utilise toujours comme moteur principal de la pièce. » Thomas Ostermeier a vainement cherché un équivalent comparable avec La Mouette dans une période où il privilégiait les exigences du présent.

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