Le regard d’un poète

Avec Cali clair-obscur, la Fondation Cartier présente la première rétrospective européenne consacrée à Fernell Franco. Autodidacte, né en 1942 et mort en 2006, ce photographe colombien cherchait, selon ses propres mots, « à l’intérieur du réel ».


Fernell Franco, Cali clair-obscur. Fondation Cartier pour l’art contemporain (jusqu’au 5 juin)


Fernell Franco. Série Billares, 1985. Tirage gélatino-argentique, 12,3x22,4 cm. Tirage d’époque. Collection Naima et Bertrand Cardi, Paris. © Fernell Franco Courtesy Fundacion Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.

Fernell Franco. Série Billares, 1985. Collection Naima et Bertrand Cardi, Paris. © Fernell Franco. Courtesy Fundacion Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.

Les photographies de Fernell Franco exposées à la Fondation Cartier sont extraites d’une dizaine de séries thématiques qu’il a réalisées entre 1970 et 1996 : prostituées, bâtiments en ruines, paysages portuaires, salles de billards, bars où l’on écoute la salsa (très présente dans cette exposition, ce qui ravira les amateurs), etc. Reporter-photographe de formation, Fernell Franco connaissait la puissance des images. Sa démarche artistique exclut tout spectaculaire. Dans ses « méta-images », tellement saturées de présence, il rend visible non pas l’invisible, mais le visible que nous ne voyons pas, que nous ne savons pas voir, que nous ne prenons pas le temps de voir. Il est question du lent et inexorable travail de la mort, c’est-à-dire du devenir. Certains de ses tirages ne sont pas fixés chimiquement, laissant le temps faire son oeuvre. Dans la série baptisée « Amarrados », il montre des ballots de toutes formes, recouverts de toiles blanches, ficelés et entreposés. Simplement ça : des colis en souffrance évoquant des cadavres ligotés.

Fernell Franco est né à Versalles, au centre de la Colombie. Il a six ans en 1948 lorsque la guerre civile, la « Violencia », fait rage. Trois cent mille Colombiens périront pendant ce conflit qui perdurera et engendrera la création de milices armées antagonistes. Il est âgé de huit ans quand ses parents décident de fuir leur village pour s’installer plus au sud, à Cali, l’une des trois grandes villes colombiennes. La majorité des photographies exposées y ont été réalisées. « À Cali, dira-t-il, la lumière et le soleil sont si forts qu’on y comprend l’importance et la vérité de l’ombre dans des choses aussi simples que changer de trottoir pour se protéger du soleil. On doit toujours accommoder son regard aux contrastes. »

 Fernell Franco Série Prostitutas, 1970-1972 Tirage gélatino-argentique, 30,5 x 23,5 cm Tirage d’époque Collection Leticia et Stanislas Poniatowki © Fernell Franco Courtesy Fundación Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris

Fernell Franco. Série Prostitutas, 1970-1972. Collection Leticia et Stanislas Poniatowki. © Fernell Franco. Courtesy Fundacion Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris

Adolescent, il est coursier à bicyclette pour un studio photo. Il se nourrit de cinéma mexicain, de films noirs américains, de néo-réalisme italien. Il exerce aussi le métier de fotocinero – il photographie les passants dans la rue et leur vend leur portrait. C’est ainsi que cet autodidacte apprend la ville, aiguise son regard et sa technique. À 20 ans, il devient reporter et couvre à la fois les violences qui minent la société colombienne et la chronique mondaine. « Dans les villages c’était la guerre ouverte. Mon appareil était muni d’un flash électronique. J’enjambais des cadavres, je cadrais et je déclenchais. J’avais l’impression que le flash de lumière ne venait pas de l’appareil, mais de mon cerveau, que la scène n’était pas enregistrée sur le négatif, mais dans ma mémoire, et que je m’en souviendrai toute ma vie. »

En 1972, continuant à travailler pour la presse, il entame un travail artistique personnel. Ce sont les images que l’on peut découvrir dans l’exposition Cali clair-obscur. Il réalise une première série sur les prostituées travaillant dans l’une des dernières maisons closes de Buenaventura, ville côtière de Colombie. « Ce que je cherchais en elles, c’était la vérité de la vie lorsqu’elle n’est pas maquillée, même si elle est rude et violente. » Déjà, dès cette série inaugurale, Fernell Franco travaille sur la matière. Il demande conseil à ses amis : cela vaut-il la peine de faire une exposition sur ce thème ? Ils lui répondent que le sujet est vieux comme le monde. « J’ai donc utilisé cette idée de vieillesse et j’ai donné à quelques-unes de ces photographies la couleur de l’ancien. » Sa démarche est celle d’un plasticien. Il procède à des collages, colorise, sature de lumière ou, au contraire, assombrit. Certaines photographies irradient littéralement, d’autres, charbonneuses, semblent des esquisses au fusain. Certaines d’entre elles sont comme surmultipliées : plusieurs tirages, à différents stades de leur « révélation », sont ainsi exposés.

Fernell Franco. Série Retratos de Ciudad, 1994. Collection privée, Paris. © Fernell Franco Courtesy Fundacion Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.

Fernell Franco. Série Retratos de Ciudad, 1994. Collection privée, Paris. © Fernell Franco. Courtesy Fundacion Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.

Cette première exposition, intitulée Prostitutas, se tient à la Ciudad solar, un espace de travail et d’exposition où se retrouvent les membres du groupe de Cali, une « école » affinitaire regroupant notamment des artistes comme Oscar Munoz ou Ever Astudillo (leur hommage à Fernell Franco est exposé ici). Ce qui caractérise le regard du photographe c’est sa profonde empathie pour l’individu, sa singularité, sa beauté. « Ce que j’ai compris en arrivant à Cali, c’est que les étoiles étaient sur terre. » Dans la série « Interiores », les hommes sont de passage, à peine esquissés. Ce sont des ombres, des fantômes métaphoriques d’une ville en pleine métamorphose, ce qu’illustre une autre série, « Demoliciones », réalisée au début des années 80, alors que l’argent sale refaçonne entièrement la physionomie de Cali réputé pour son puissant cartel de la drogue : « Il fallait bien moderniser la ville et l’adapter aux changements survenus, admet-il, mais tout s’est fait, comme toujours, sans prendre en compte la mémoire et la tournure qu’imposent aux choses le climat et le paysage. »

On s’étonne qu’aucune institution européenne n’ait encore présenté le travail de Fernell Franco, artiste dont le regard singulier et puissant ne peut laisser indemne le visiteur. Le monde a besoin de documentaristes, mais sans doute davantage encore de poètes. Fernell Franco était un poète.


À la une : Fernell Franco. Série Billares, 1985. Tirage gélatino-argentique, 11,9 x 23,5 cm. Tirage d’époque, rehaussé par l’artiste. Collection Motelay

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