Miracle les yeux fermés : les dessins hypnotiques de Robert Desnos

Après sa belle édition des Dessins hypnotiques de Robert Desnos l’automne dernier, Carole Aurouet publie aux Editions Jean-Michel Place une étude sur le rapport du poète au cinéma. Occasion de revenir sur celui auquel le surréalisme doit quelques-unes de ses plus belles heures.


Carole Aurouet, Dessins hypnotiques : Robert Desnos, éditions Jean-Michel Place, 80 p., 32 €.

Carole Aurouet, Desnos et le cinéma, éditions Jean-Michel Place, collection le Cinéma des poètes, 112 p., 10 €.

(Dans la même collection : Aragon et le cinéma, par Luc Vigier ; Brunius et le cinéma, par Alain Keit ; Michaux et le cinéma, par Anne-Elizabeth Halpern).


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De septembre 1922 à février 1923, Robert Desnos joue le rôle fondamental pendant la légendaire période dite « des sommeils » qui, dans le prolongement des Champs magnétiques et des « récits de rêve », constitua le véritable « prélude » au surréalisme. Aragon l’écrira à sa manière flamboyante dans Une Vague de rêves, en 1924. En novembre 1922, André Breton donne dans Entrée des médiums une première définition du surréalisme, deux ans avant celle du Manifeste : « Par ce mot nous avons convenu de désigner un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de délimiter. » Lors de la première séance de « sommeils », le 25 septembre 1922, René Crevel, l’initiateur, s’endort, bientôt suivi par Benjamin Péret, mais c’est surtout Robert Desnos qui fascine et bouleverse l’assistance. Non seulement il répond aux questions des amis – André Breton, Paul Eluard, Max Ernst, Max Morise, Théodore Fraenkel, Francis Picabia – mais, quand on pense à lui placer un crayon dans les mains, il écrit et dessine.

Breton s’émerveille : « Cela dépasse l’entendement […]. Depuis près d’un mois, notre ami nous a habitués à toutes les surprises et je connais de lui (de lui qui, à l’état normal ne sait pas dessiner), une suite de dessins parmi lesquels La Ville aux Rues sans nom du Cirque cérébral, dont, aujourd’hui, je me contenterai de dire qu’ils m’émeuvent par-dessus tout », écrit-t-il un mois plus tard dans les Mots sans rides (Littérature, décembre 1922). « Nous étions tremblants de reconnaissance et de peur […] les passages les plus terrifiants de Maldoror te donneront seuls une idée », écrit Simone Breton qui assiste à toutes les séances en prenant des notes et en rédige des comptes rendus pour sa cousine Denise Lévy. Dans sa célèbre conférence du 17 novembre à Barcelone, Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe, Breton parle, toujours à propos de Desnos, de « miracle les yeux fermés. »

Jusqu’à la fin de l’année, le « miracle » se renouvellera presque chaque soir, puis l’ambiance devient pénible, les séances s’espacent, la fascination laisse place à l’angoisse, la violence de Desnos se fait de plus en plus inquiétante. Les assistants prennent peur. Le 28 février 1923, Breton décide de mettre fin à cette « fréquentation des abîmes », ce que Desnos ne lui pardonnera jamais. Elle aura profondément marqué le surréalisme naissant, comme il ne manquera pas de le rappeler : « Le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète » (le Journal littéraire, juillet 1924). « Desnos parle surréalisme à volonté », il est « celui qui, peut-être, s’est le plus rapproché de la vérité surréaliste », il est de ceux « qui ont fait acte de surréalisme absolu », proclame-t-il en octobre la même année dans Le Manifeste du surréalisme. « Qui n’a pas vu son crayon poser sur le papier, sans la moindre hésitation, et avec une rapidité prodigieuse, ces étonnantes équations poétiques […] ne peut se faire une idée de tout ce que cela engageait alors, de la valeur absolue d’oracle que cela prenait », rappelle-t-il dans Nadja, où il publie des photographies de Desnos endormi réalisées, à sa demande, par Man Ray. Dans ses Entretiens, en 1952, il souligne encore que Desnos lui apparaissait comme « celui qui, dans cette atmosphère du sommeil hypnotique et des singuliers moyens d’expression qu’il octroie, se trouvera dans son véritable élément. » En 1959, s’il accepte pour la première fois de parler, dans son atelier de la rue Fontaine, devant une caméra, c’est à la demande du cinéaste Jean Barral pour son film sur Desnos, La belle saison est proche, afin d’évoquer une dernière fois ces « mémorables séances ».

On sait qu’André Breton, en accord avec la prégnance du rêve sur le surréalisme, conservera toute sa vie les cinquante et un « dessins hypnotiques » de Robert Desnos – dont la fille, Aube Elléouët, a fait don à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet en 2003. En 2015, dans le cadre de la commémoration du 70ème anniversaire de la mort de Desnos, les éditions Jean-Michel Place ont rassemblé ces dessins dans un luxueux album présenté par Carole Aurouet, Dessins hypnotiques : Robert Desnos. Auteur de plusieurs ouvrages sur Prévert et sur le surréalisme au cinéma, directrice aux mêmes éditions de la collection « Le cinéma des poètes » et elle-même auteur d’un Desnos et le cinéma, elle précise qu’elle reproduit « exhaustivement » les dessins conservés par Breton, « dont l’ensemble constitue un ensemble cohérent et inédit », mais ne fait aucune allusion à l’éventuelle existence d’autres dessins dans d’autres fonds. Le soin extrême apporté à leur reproduction, dans un grand format à l’italienne très proche de celui des originaux, et la qualité de la maquette sont à la hauteur de ce qui reste évidemment un « événement ».

Mais ce n’est pas pour autant que ces dessins – ainsi que les aphorismes de la même période « attribués » à « Rrose Sélavy », largement publiés et commentés depuis longtemps – ont livré leurs secrets. Breton a affirmé dans Les mots sans ride qu’« à l’état normal [Desnos] ne sait pas dessiner ». L’avenir a prouvé qu’il avait tort : il ne connaît alors Desnos que depuis peu de temps, et il est évident aujourd’hui que ses dessins « hypnotiques » sont de la même main – qui n’est pas particulièrement habile – que les nombreux dessins et les tableaux qu’il exécutait ou exécutera en pleine conscience, trahissent les mêmes obsessions. L’intérêt de ce bel album, l’accès qu’il donne à ces dessins, jusque-là inédits, à l’exception d’une dizaine, est d’ouvrir le chemin que suivront dans le futur les chercheurs qui feront des recherches dans d’autres fonds. Le champ s’est élargi pour une étude approfondie de l’activité « hypnotique » de Desnos.

Ce n’est pas si facilement que le subconscient livre ses secrets. De nouvelles recherches permettront, peut-être, de retrouver l’indispensable continuité chronologique d’exécution des dessins et de répondre aux questions qui se posent depuis toujours :
– Dans quelle catégorie peut-on ranger cette suite de dessins parmi lesquels La ville aux rues sans nom du Cirque cérébral que Breton a choisi pour accompagner la publication des Mots sans rides, qui ne figurent pas dans cette édition ? Ils appartiennent pourtant au fonds Desnos à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet.
– Que sont devenus les dessins exécutés entre le 25 septembre (première séance de sommeil) et le 29 octobre, premier dessin reproduit par Carole Aurouet ?
– Pourquoi les dessins du livre ne sont-ils plus datés après le 14 novembre ? Est-ce bien de la main de Breton qu’ils sont numérotés (au verso, non reproduit) de 1 à 51 ?

Carole Aurouet prend soin de citer les textes et les témoignages les plus importants, donc ceux qui ont été écrits dans l’exaltation du moment, à commencer par ceux de Breton et de Desnos lui-même, ainsi que des extraits des très précieuses lettres de Simone Breton à Denise. Elle les met sur le même plan que les propos plus ou beaucoup plus tardifs « attribués à » Desnos lui-même et à quelques- uns de ses proches, Crevel, Limbour, Gala Eluard, Ernst, Man Ray, Picabia, « rapportés » sur le tard par Dominique Desanti dans son Robert Desnos le roman d’une vie publié 75 ans après l’événement, en 1999. L’habile Dominique Desanti a assurément rencontré Desnos (et ses amis), eu pour lui beaucoup d’amitié et d’admiration, mais n’a tout de même écrit qu’une « fiction » dans laquelle elle invente de façon qu’elle pense vraisemblable les propos qu’elle leur attribue. Faute de s’être donnée la peine de remonter jusqu’aux sources, comme l’avaient fait Marguerite Bonnet et Marie-Claire Dumas, son livre ne saurait être utilisé comme un document historique fiable et être considéré comme une référence. Ne faudrait-il pas préciser que Dominique Desanti « parle Desnos à volonté » ?

L’essentiel est ailleurs. La grande question n’est pas tant la crédibilité des propos rapportés par l’auteur d’un « roman » que le déroulement réel des séances. « Difficile de se prononcer sur l’authenticité de la  « dictée », écrit François-René Simon, il entre un minimum de perception, autrement dit de conscience, dans ce qu’on prend trop facilement pour un discours de l’inconscient. Appliqué aux dessins de Desnos, l’adjectif « hypnotique » vaut par son ambivalence : s’il exprime que ces dessins ont été produits au cours d’un certain sommeil, il suggère aussi que ces dessins exercent eux-mêmes un pouvoir sur le regardeur. De fait, ces mains, ces mots, ces têtes coupées, ces lignes de fuites, ces horizons naufragés d’où surgissent phares, flèches, étoiles comme d’une mer de symboles, renvoient à la poésie de Desnos, habité par la mort, l’amour, l’amitié, l’absolu, l’éperdu de la vie. Et au fond, ajoute-t-il, comme l’a dit Desnos lui-même [au dire de Dominique Desanti !] : « Sommeil transe ? Simulation ? Qu’importe ? »


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