Du rififi chez les banquiers

L’argent, les milieux qui en ont et qui en gagnent de manière plus ou moins licite, constituent le décor par excellence du polar. Mais le roman de Martin Suter va plus loin en plaçant l’économie et la haute finance, non en toile de fond, mais au cœur même de l’intrigue : la Suisse, ses banques, leur position clé dans le système financier national et international. Si le titre, Montecristo, fût-ce au prix d’une petite variante d’orthographe, oriente nécessairement l’imaginaire du lecteur (avant même qu’il ait ouvert le livre) vers le roman d’Alexandre Dumas et ses adaptations au cinéma, n’est-ce pas aussi – et peut-être surtout – une marque de cigares très appréciée dans le monde des affaires ?


Martin Suter, Montecristo. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgois, 340 p., 18 €


Tous les éléments du thriller sont là. Le héros de Martin Suter, Jonas Brand, frisant la quarantaine, cinéaste raté reconverti en vidéo reporter, laisse aller à la dérive sa vie personnelle et professionnelle. Sans vrai projet, l’œil et la caméra braqués sur le spectacle du monde, le voilà prêt pour l’aventure, même s’il est d’abord loin de soupçonner que son enquête va l’entraîner au cœur d’un véritable cyclone.

Pour accompagner notre détective d’occasion, une belle fille, genre James Bond girl ; un vieil ami, brillant journaliste en fin de course mais enquêteur hors pair ; des personnages secondaires dont on ne sait guère dans quel camp ils se trouvent ; et bien sûr un mystérieux rouquin, jamais loin des scènes de crime. Une étrange statuette servant de cachette, des clés USB et des ordinateurs d’où disparaissent les fichiers destinés à servir de preuves (accablantes). Et, pour le décor et l’atmosphère, la Suisse, un train, des lieux de rencontre mystérieux, un voyage en Thaïlande qui faillit se terminer fort mal, et des rendez-vous secrets ou discrets, agrémentés de bons petits plats et de champagne…

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Ce qui frappe, et fait le charme de ce roman par-delà les conventions de l’intrigue policière, c’est le soin que Martin Suter apporte aux détails, comme il le dit lui-même dans une interview : « C’est une fiction, mais je fais en sorte que les lieux, les institutions décrites correspondent à la réalité. Tout ce qui peut être juste doit être juste. »

Vidéo-reporter pour gagner sa vie, Jonas Brand se trouve par hasard à bord d’un InterCity où se produit un « incident voyageur », c’est-à-dire qu’on retrouve ledit voyageur mort sur la voie, en plein milieu d’un tunnel. On saura rapidement qu’il s’agit d’un trader imprudent. Jonas filme – réflexe professionnel – quelques réactions de passagers. Un peu plus tard, toujours par hasard, il découvre dans son portefeuille deux billets de cent francs suisses portant le même numéro de série : impossible a priori, il ne peut que s’agir d’un faux ! Jonas se rend donc chez son banquier, et c’est le début d’une série de mésaventures qui, du cambriolage à l’agression en pleine rue, l’entraînent dans des situations de plus en plus dangereuses au fur et à mesure qu’il poursuit son enquête. Il est même bien près de passer de longues années dans une geôle lointaine, comme jadis Edmond Dantès en somme…

Y a-t-il une relation entre les étranges billets de banque et le mort de l’InterCity ? Jonas va-t-il mettre au jour une simple affaire de droit commun ou un complot propre à ébranler l’équilibre du monde ? De très respectables institutions peuvent-elles faire fi de toute morale ?

Voilà que, tout à coup, la menace qui plane sur Jonas s’éloigne. Mieux, il se voit offrir la possibilité de réaliser le seul projet qui lui tient à cœur : tourner le film qu’il garde depuis des années dans ses cartons. Montecristo justement, un remake dont l’intrigue serait transposée dans le monde d’aujourd’hui. Cette manne inattendue qui exauce fort opportunément son seul souhait professionnel est-elle le prix de son silence, le baume destiné à apaiser sa conscience ?

Un scénario, qui semble au départ peu crédible, prend vie au fil des pages, gagne en épaisseur, finit par s’imposer en entrouvrant une petite porte par où se faufile l’insidieuse question : et si tout cela était possible ? C’est que le lecteur de 2016 sait ce que signifie une crise économique et financière. Et l’auteur a, en outre, une parfaite connaissance des milieux qu’il décrit, il s’est documenté avec un soin méticuleux, comme en témoigne la page de remerciements qui clôt l’ouvrage.

C’est tout l’art de Martin Suter de nous conduire aux marges où l’irréel, la fiction, est capable de se glisser dans le champ du plausible, et de prendre les habits de la réalité. Dans l’interview déjà citée, il le revendique on ne peut plus clairement : « Le professeur d’écriture créative américain Robert McKee disait toujours : « Le réalisme rend l’impossible plausible. » C’est exactement ce que j’essaye de faire dans mes romans. » Simple travestissement ? On voudrait le croire, mais on finit par ne plus être bien sûr que la réalité ne puisse dépasser la fiction !

Ce polar rondement mené a sans doute pour fonction de nous distraire. Mais, si ce qu’il révèle des milieux financiers et politiques, de ceux qui ont du pouvoir, n’est pas pur délire, il y a de quoi avoir froid dans le dos…


Crédit pour la photo à la une : © Mathieu Bourgois

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