La classe ouvrière, enjeux d’aujourd’hui

L’historien Xavier Vigna propose une synthèse très complète des discours sur la classe ouvrière au XXe siècle, en s’appuyant sur les enquêtes administratives et patronales, et les témoignages des ouvriers, questionnant ainsi l’écriture ouvrière elle-même.


Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle. La Découverte, 322 p., 24 €


Le matériau est riche, et le référent, la classe ouvrière, dépasse les foucades narcissiques des auteurs qui s’entichent de sujets personnels ou supposés originaux. De plus, à force de n’être plus un objet central dans la réflexion universitaire, les ouvriers intéressent comme un retour à la vieille chanson, jamais épuisée car on en sait tout, et on n’en saura jamais rien, comme le prouve l’entrée dans les écrits dont se nourrissent les derniers chapitres du livre de Xavier Vigna. Éternel dilemme du témoignage et de ce récit de soi qui n’est plus, qui reste problématique et douloureux pour leurs auteurs, tant l’écriture est d’abord, pour ceux qui en furent originellement privés, libération.

La statistique et la société nous disent bien que les ouvriers restent le point central de la société, quelle que soit la diminution des effectifs, la mutation des formes de la production et des emplois. Cet objet « d’effroi », dit l’auteur de façon un peu surabondante au début, permet de retraverser le siècle passé. Vigna s’y attelle avec talent pour la première partie du siècle, jusqu’à la guerre froide, tant que les enjeux  politiques sont transparents ; car à éluder dans la mise en scène des textes leur dimension de conflit – de classe et social – on suppose acquis des présupposés idéologiques, globalement réglés par l’orthodoxie marxiste que le PC incarne alors.

Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi : Luttes d’écriture et luttes de classe en France au XXe siècle, La découverte

Manifestation devant l’Assemblée nationale en 1936

Ne boudons néanmoins pas notre plaisir à voir les intervenants divers, les cercles d’Albert Thomas, socialiste, historien et normalien mis par la guerre de 14 à la production de guerre ; leurs regards nuancés rappellent l’incroyable brutalisation de la société qui se développa à tous les niveaux et dans tous les milieux, une matrice que tout citoyen, et pas seulement l’historien, se doit de mémoriser. Et toujours, dès l’origine, où que l’on pose le point de départ de l’observation, se déroulent les enjeux de la qualification et de la catégorisation de l’autre, le travailleur, le travailleur français, le travailleur provincial et des diverses provinces, le travailleur immigré et ne parlons pas des colonies, en sus, bien sûr des femmes, tous immanquablement classés selon des grilles toujours plus dépréciatives à mesure que l’exotisme s’immisce dans le regard. Ces faits de naturalisation sont largement classiques depuis le premier XIXe siècle et plus que « d’effroi » du locuteur, on devrait regarder de près la genèse, toujours connue, mais chaque fois un peu différente, de ces apprentissages, recopiages et répétitions. Il n’est pas sûr que cette manie classificatoire passe toujours par les mêmes canaux, et ne relève d’ailleurs pas toujours des mêmes combats, même si l’ostracisme se pratique au nom des revalorisations et des ambitions les plus diverses ; il faut savoir gré à l’auteur d’en sortir de belles pages de toutes provenances.

On redécouvre aussi l’ampleur de la production du prêtre ouvrier et royaliste Jacques Valdour, aussi fin dans ses observations que prompt à verser dans les plus rances réflexes maurrassiens (on aurait juste aimé en avoir un portrait en pied plus sensible). On suit ensuite la transformation de l’angoisse et « la fin de l’espoir » quand « la crise » de la désindustialisation durcit à nouveau les clivages et fait ressortir la xénophobie et ses difficultés.

On suit particulièrement les temps de la radicalité ouvrière antérieure au Front populaire jusqu’au temps de la guerre froide, la complainte du travail, la surprise des uns et des autres devant cet autre (non érigé en Autre, mais en est-on si loin ?). Serait-il le frère, le compagnon dans la brutalité et la dangerosité du monde du travail, toujours poignante sous la plume des travailleurs observateurs qui ont franchi le pas de l’écriture ? La querelle de l’écriture prolétarienne est également bien rapportée : est-elle possible, portée par qui et comment ? De quelle manière ontologise-t-elle en retour l’écrivain ouvrier ? De Henri Poulaille aux jeunes auteurs les plus contemporains, tout fut dit (pensons à Jean-Pierre Morel, Le roman insupportable, l’Internationale littéraire et la France Gallimard, 1985) sans oublier les pans présents qui se nichent dans le roman noir ou le roman policier.

Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi : Luttes d’écriture et luttes de classe en France au XXe siècle, La découverte

Grève chez Renault en 1982

On aime aussi toutes les pages sur les O.S. (ouvriers spécialisés, précisément parce que seulement spécialisés sur un geste ou une tâche), incapables de faire « classe ouvrière », les condamnations par les O.P. (ouvriers professionnels nantis au moins de CAP), les descriptions ensuite de la chaîne, car il est bien vrai que c’est dans les années 1970 que la classe ouvrière a été à son apogée quantitative, plus encore les 0.S. de l’industrie. De là, les enjeux théoriques bien connus sur l’intégration ou non de la classe ouvrière restés en mémoire par l’article des Temps modernes qui déclarait péremptoirement à la veille de mai 68 : « Non, la classe ouvrière ne fera pas la grève pour 10% d’augmentation », texte non cité par l’auteur, dont le corpus est livresque plus que de revues.

Par ailleurs, ce livre laisse perplexe lorsque l’on avance dans le siècle. Disons d’entrée de jeu notre double déception : les protocoles et les conclusions sont souvent plus justes et plus tenus que les démonstrations qui reviennent à constater ou à redire par le texte ce qui a conquis son évidence politique et sociale (pour les plus vieux d’entre nous). Quand on travaille sur du texte pour des objets polémiques, et que l’on ne veut pas s’en tenir à l’idéologie qui ferait le partage, et si l’on dépasse ce clivage, il reste que les instances constituées (partis et syndicats) ne font pas qu’influencer la production qu’ils orientent, et qu’ils aident avant de la formater éventuellement, ils restent les organes naturels de la médiation mémorielle et c’est par leurs réseaux que demeure le réel de l’écriture ouvrière, pour autant que le concept, après la lecture du livre puisse demeurer. À la fin, on retrouve donc largement ce qui a été introduit par l’histoire politique (idéale). De plus, les morceaux convaincants, ceux qui font le bonheur du lecteur, restent sans généalogie. L’auteur en est conscient, mais en poursuivant son objectif, en conduisant son travail, même s’il sait dire les dates, et nous ne les perdons que rarement de vue, il ne fait, à mon sens d’historienne, pas assez de retours synchroniques qui, eux, diraient exactement l’enjeu d’un moment. La mise en concurrence de thèmes, de postures et de style se fait toujours dans un temps court qui permet des tableaux – sommairement – bourdiliens ; or l’auteur est imprégné de « Ce que parler veut dire » mais il ne s’engage pas dans les réminiscences de batailles de mot, sans doute par peur de voir le spectre de l’idéologie renaître de ses cendres.

Savoir la virulence de ces batailles renverrait peut-être aussi un peu trop à une histoire politique – autre branche en déperdition – quand tout se veut « sciences politiques ». Or, ces « écritures des luttes et luttes d’écriture » posent à bras le corps un réel enjeu, ce qui est à l’honneur de l’auteur, mais presque en fin de livre et faute de faire de la polémique le cœur de l’affaire ; ainsi le fin mot se renverse souterrainement en un simple non-dit mais fort orthodoxement marxiste, qui est que la sensibilité de classe a du mal à se dire.

Quelques petites coquetteries (oublier la référence quand il s’agit de dame et de dame venue du gauchisme) et l’absence de bibliographie de tous les auteurs pourtant cités, qui se sont investis dans ce champ de la recherche, souvent à partir des lettres et de la littérature, font remarquer – inutilement – les très ponctuels hommages faits au PC en cas d’attaques en règle, ce qui rappelle que le centre de recherches de l’auteur et Dijon gardent des liens filiaux avec le grand Parti d’antan et que tenir le terrain dans le champ universitaire de ce type d’études a ses contraintes. Dommage, cela segmente par trop une recherche qui ne peut se borner à refuser l’orthodoxie d’antan. Jouer sur les mots, les dates, les engendrements de texte doit se faire sans ambages, en sachant que la rage est action, et la révérence, le mal castrateur d’un académisme sans rivage quel qu’en soit l’orientation.

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