Le rôle du mythe dans l’histoire

Préfiguration est un court texte que Hans Blumenberg (1920-1996) avait décidé de ne pas inclure dans son ouvrage Arbeit am Mythos (Travail sur le mythe), publié en Allemagne en 1979 et non traduit en français. Les éditeurs allemands de ce chapitre sorti des archives de l’auteur ont jugé indispensable de l’accompagner de documents et d’une copieuse postface pour en éclairer la portée. Le lecteur français leur en sera reconnaissant.


Hans Blumenberg, Préfiguration : Quand le mythe fait l’histoire. Trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 144 p., 20 €


Ce chapitre peut être lu pour lui-même, selon son sous-titre allemand « Arbeit am politischen Mythos », travail sur le mythe, le mythe politique, que le traducteur propose sous la forme : « Quand le mythe fait l’histoire ». Hans Blumenberg fait du mythe comme préfiguration, pour l’homme politique, une aide à la décision, et un instrument de légitimation. Ainsi de la date retenue par les dirigeants égyptiens et syriens pour le déclenchement de la guerre de Yom Kippour, le dixième jour du ramadan, comme en 623, (ou 624), où l’islam triompha à la bataille de Badr. La répétition ne garantit pas la réussite mais elle fournit une référence et une justification.

Pour Frédéric II Hohenstaufen, Hans Blumenberg parle d’auto-mythification, l’empereur banni par le pape se faisant couronner roi de Jérusalem lors de la croisade de 1229 et inscrivant son action dans l’histoire du christianisme. Par comparaison, Napoléon, qui se voyait en nouvel Alexandre, mènera une croisade séculière en Égypte, pour retrouver l’héritage romain cher à la Révolution française sur cette terre de sagesse ancienne. Hans Blumenberg discute l’interprétation par Ernst Kantorowicz, en 1927, de la figure de Frédéric II dans sa dimension mythique alors que l’action de l’empereur n’a guère concerné l’Allemagne, un pays où, précisément, durant la république de Weimar, s’esquissa une nouvelle mythologie.

C’est alors qu’apparaît, dans la série des conquérants, le personnage de Hitler dans son aveuglement et sa dépendance à la répétition, assumée ou niée : le blocage devant Moscou comme Napoléon ? « L’histoire ne se répète pas » ; la mort de Roosevelt rappelant celle de la tsarine Élisabeth en 1762, qui sauva la Prusse ? « Le grand miracle que je n’ai cessé de prédire ». L’histoire se plie à l’auto-mythisation. Hitler, nouveau Frédéric le Grand : c’est le portrait qu’en dresse Goebbels dans son Journal. Marcher dans les pas de l’empereur pour renouer avec la victoire, puiser dans le Frédéric le Grand de Carlyle les recettes pour changer le cours des événements : l’illusion ne tient guère et la rhétorique n’embraye plus.

Fondamentalement, c’est l’expérience du nazisme qui est au centre de ce chapitre, dont le titre initial était « Stalingrad comme conséquence mythique », un chapitre que Hans Blumenberg avait retiré parce qu’il « lui avait gâché le goût du livre », comme il l’indique à un correspondant. « Avoir à se souvenir encore et encore de Hitler », dont les historiens font leur objet d’étude renouvelé dans les années soixante-dix, c’est ce à quoi Hans Blumenberg se résigne difficilement, en faisant dans un autre texte le « détour » par Napoléon, dont il dénonce l’incompétence militaire ; ces chefs de guerre en imposaient à leur entourage par leurs succès temporaires, remportés grâce à l’impéritie de leurs adversaires, et finissaient par croire eux-mêmes à leur omniscience. Le délire aveugle ceux qui en sont possédés au point qu’ils en perdent tout sens de la réalité. Vouloir s’égaler à tel personnage historique ou le dépasser en triomphant là où il a échoué ne suffit pas à garantir le succès : le Führer ne peut conduire son peuple qu’à la défaite et au néant.

On objectera que cette dimension mythologique de la conduite de Hitler ne représente qu’une partie du « mythe » nazi, entendu comme un complexe de discours nationaliste, raciste et völkisch : le chancelier du IIIe Reich et ses idéologues et affidés ne rêvaient grandeur nationale et militaire, dans la suite de l’histoire d’une grande Allemagne, qu’en réduisant nombre de populations en esclavage, sinon en les exterminant. Hans Blumenberg ne l’ignorait pas, qui avait survécu caché jusqu’en 1945, et peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a pas voulu joindre ce chapitre à son ouvrage Arbeit am Mythos, essentiellement consacré à l’art et à la littérature.

Les éditeurs expliquent dans leur postface combien ce livre est en réalité « secrètement politique » et nous aident à comprendre sa genèse à partir du texte de 1968, présenté au groupe « Poétique et herméneutique » (traduit en français sous le titre Raison du mythe, Gallimard, 2005). La question de la « destruction de la raison » (pour reprendre le titre du livre de Georg Lukács) et de l’irrationalisme a été posée dans l’Allemagne fédérale après la guerre, avec celle du rapport entre le logos et le mythos (que Cassirer pensait dépassée). Par sa phénoménologie historique, Hans Blumenberg entreprend une réhabilitation du mythe dans sa temporalité, comme civilisation du mythe, au sens où l’emploie Thomas Mann. Mais sans doute son travail consacré au mythe de Prométhée, et à Goethe, par ailleurs interlocuteur de Napoléon, appelait-il une autre formulation de son approche pour la période nazie.

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