Stéphane Moses et Romain Rolland en quête d’un « ailleurs »

Rien ne rapproche, semble-t-il, Romain Rolland, enfant de la bourgeoisie catholique de province, et Walter Benjamin, issu d’une famille juive aisée et assimilée de Berlin. Mais il est juste de rappeler que c’est le sort réservé à la jeunesse que dénonce Walter Benjamin – dans sa conférence de l’été 14 sur « La vie des étudiants » – et que condamne Romain Rolland, dès l’automne 1914, dans son fameux manifeste pacifiste d’ « Au-dessus de la mêlée » : « Ô jeunesse du monde… ».


Stéphane Mosès, Walter Benjamin et l’esprit de la modernité. Édition établie et présentée par Heinz Wismann, Les Éditions du Cerf, 261 p., 29 €.

Romain Rolland, Mahâtma Gandhi. Préface de Marc Crépon, Édition des Équateurs, 171 p., 11 €.


Le massacre de toute une génération impose de repenser les valeurs d’un monde occidental qui, prisonnier de ses pulsions agressives et nationalistes, va à sa ruine et perd de sa légitimité aux yeux des autres peuples. Aussi Benjamin écrit-il une « critique de la violence » (1921) tandis que Rolland, à la même époque, s’intéresse à la non-violence de Gandhi. Il faut, dans les années vingt, trouver des sources nouvelles, une autre « origine » (Ursprung) au sens de Benjamin, qui suppose un bond (Sprung) audacieux et une rupture du temps, pour donner à l’Europe un ailleurs.

Heinz Wismann a réuni une dizaine d’essais et d’articles du philosophe franco-israélien Stéphane Mosès, disparu en 2007, des essais, dont certains inédits, qui, pour l’essentiel, analysent avec une grande clarté et le sens de la nuance, les relations de Benjamin avec des figures du judaïsme aussi différentes que Franz Rosenzweig, Kafka et Raymond Aron, que l’on voit ici défendre Benjamin face aux exigences éditoriales de Horkheimer et de l’Institut de recherches sociales… Mais c’est l’amitié avec Gershom Scholem qui est déterminante. Benjamin rencontre en 1915 ce spécialiste de la kabbale, qui s’installe dès 1923 en Palestine dans la quête, au demeurant décevante, d’une patrie utopique, d’un sionisme spirituel. Pour sa part, influencé – mais en quelle mesure ? – par la mystique juive que lui a fait découvrir son ami, Benjamin élabore une vision désenchantée et mélancolique du temps et de l’histoire.

Benjamin rejette à la fois le temps circulaire de l’éternel retour, horizon de la fatalité mythique, et le temps linéaire et continu des tenants d’un progrès qu’il juge illusoire. Il constate dans le monde moderne une interruption de la transmission de la sagesse, de la « tradition », un « déclin » de l’aura des choses dans une société désormais entièrement profane (« d’où les étoiles ont disparu »), sans transcendance. Reste la possibilité rare et improbable, révolutionnaire, d’une rupture messianique du temps, d’une interruption qui réveille de ce cauchemar du statu quo et qui, associant le présent à un passé en souffrance, rachète, « rédime », sauve et justifie ce dernier. Dans cette conception assez paradoxale du temps, la vraie nouveauté – pas celle de la mode et de « l’actualité » – renoue avec un passé oublié. Dans un singulier mélange de marxisme utopique et de messianisme juif Benjamin tente ainsi de définir sa propre voie, que très tôt il avait vue comme une « critique de la violence ».

L’intérêt de Rolland pour la pensée et l’action de Gandhi relève de la même démarche, de la recherche d’un ailleurs de l’Europe, de la quête de nouvelles sources spirituelles, apparentées certes à l’Occident, mais rénovées, non souillées par la guerre et la violence. « L’événement indien » de Romain Rolland, pour reprendre l’expression de Guillaume Bridet1, va de la découverte de la poésie de R. Tagore en 1913 jusqu’à la rencontre avec Gandhi de décembre 1931. Romain Rolland s’est senti d’emblée des affinités avec « l’Inde, notre mère » et il détaille dans un texte autobiographique ces penseurs d’Occident lui ont fait sentir « l’odeur d’acacia » de l’Inde : Empédocle, saint François d’Assise, Dante, Spinoza, etc.

Rolland n’est pas seul à cette époque à se tourner vers l’Inde. Son originalité aura été cependant de s’intéresser non seulement à la spiritualité de l’Inde, mais aussi à la politique indienne. Il lit les poèmes de R. Tagore, prix Nobel de littérature – il voit dans L’Offrande lyrique, traduite par Gide pour la NRF en décembre 1913, « une sorte de Cantique des cantiques à la Vie et à la Mort » –. Mais un discours de Tagore de juin 1916, à Tokyo, lui révèle une critique radicale de la civilisation occidentale, « vorace et dominatrice », « scientifique et non humaine », une critique qui représente « un tournant dans l’histoire du monde » selon Rolland : le moment où l’Europe, qui a failli moralement avec la guerre, perd de son prestige. Rolland cite cette conférence de Tokyo dans son article de novembre 1916, « Aux peuples assassinés » : c’est un adieu à l’Europe.

L’Inde n’a pas cependant le seul visage de Tagore. Rolland grâce à sœur, angliciste, a accès au recueil des discours, articles, interventions de Gandhi publié par un éditeur de Madras. En 1923 il écrit un essai sur le Mahatma Gandhi pour la revue Europe, essai publié en volume en 1924 et réédité aujourd’hui. Il salue alors « le grand Hindou Mahatma Gandhi actuellement en prison, dont la haute pensée religieuse – presque évangélique, bien qu’inspirée des pures sources brahmaniques – (…) – soulève l’Inde entière et l’arrachera certainement au joug de l’Empire britannique. » Mais, comme le note dans sa préface Marc Crépon – auteur de La Philosophie face à la violence –, Rolland voit bien qu’en Inde aussi un « nationalisme étriqué » risque de « pervertir » la « non-coopération par la rancune et la haine ». Finalement Gandhi, libéré, profitera d’une négociation avec Londres pour se rendre en Europe et rencontrer Rolland à Villeneuve en décembre 1931.

« Je vois arriver dans son burnous blanc, la tête nue sous la petite pluie, les jambes nues, maigres échasses, le petit homme à lunettes, édenté, qui rit (…) en faisant le geste indien de révérence : les mains jointes et levées à hauteur de la bouche. Et il appuie sa joue contre mon épaule, en m’entourant de son bras droit : j’ai contre ma joue la tête grise, le crâne tondu, au poil rude et mouillé. C’est le baiser de saint Dominique et de saint François. » « Rencontre au sommet », dit Marc Crépon.

Mais, au bout du compte, ni Rolland, ni Benjamin ne sont allés jusqu’au bout de leur quête d’un ailleurs : même s’il se reconnaît dans la mystique juive que lui révèle son ami, Benjamin reporte sans cesse son départ pour la Palestine, renonce à apprendre l’hébreu, se convertit à une forme de marxisme sui generis qu’il appelle « matérialisme dialectique » et qui se mêle et s’oppose chez lui au judaïsme. Comme l’a écrit très justement Stéphane Mosès : « Benjamin parvient-il à établir la concorde entre ces deux langages concurrents ? (…) Il semble parfaitement erroné de vouloir subordonner un des deux composants », le théologique et le matérialiste. Quant à Rolland, il se détache peu à peu de l’Inde. Même si, à la fin des années vingt, il étudie plus spécialement la spiritualité indienne contemporaine de Ramakrishna et Vivekananda, il ne va pas plus avant ; « je n’ai rien trouvé dans l’Inde (…) qui ne fût en moi-même ». Il a le sentiment que l’Europe peut encore lui donner ce qu’il cherche – c’est le moment où il débat avec Freud du « sentiment océanique » –, et l’urgence de l’heure, politiquement, fait qu’il trouvera dans le communisme, ou du moins l’engagement antifasciste, une forme de ressourcement de l’action et de la pensée. Il ne croit pas à la non-violence comme modalité d’action, et va par la suite même renoncer, douloureusement, au pacifisme.

L’un et l’autre demeurent, au fond, sceptiques, et donnent leur propre version, hérétique, paradoxale, de ce que sont pour eux l’histoire et le salut. Ils interrogent d’abord l’ici et maintenant de l’histoire européenne, occidentale, même s’ils rêvent par moments d’un ailleurs.


  1. Guillaume Bridet, L’Événement indien de la littérature française, ELLUG, 2014.

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