À l’écoute du vivant

À l’affût des sons terrestres, les audionautes qui donnent leur nom au livre de Caroline Audibert sont audionaturalistes, chercheurs en acoustique, musiciens. L’autrice raconte les sons qu’ils rapportent de leurs voyages mais aussi ses propres écoutes, et interroge ce que cette façon de se relier au vivant nous apprend.

 Caroline Audibert | Les audionautes. À l’écoute des chants de la Terre. Actes Sud, 464 p., 24 €

Une enquête est rarement aussi linéaire que le schéma d’élucidation des énigmes policières nous laisse le croire. Le développement à la lisière de l’anthropologie et de la littérature, ces dernières années, des récits documentaires l’a mis en lumière en rendant tangibles le temps de la démarche et sa non-linéarité, comme l’interrogation sur les choix d’écriture qu’elle engage. Ce processus progressif et tâtonnant sied bien au sens convoqué dans ce journal d’explorations sonores des territoires et de rencontres de leurs auditeurs.

Se mettre à l’écoute du monde, c’est en effet d’abord emprunter des chemins géographiques et traduire autrement ses paysages. À la lumière, aux couleurs et aux reliefs qui nous permettent de caractériser tel ou tel lieu, se substitue, dès la première fièvre sonore qui saisit l’autrice dans le parc de Saül en Amazonie guyanaise, un magma de sons, d’où émergent petit à petit des plans, des textures, une atmosphère permettant d’appréhender un lieu dans toute sa singularité. De cette immersion dans la jungle amazonienne aux enregistrements des forêts boréales ou aux paysages sonores du Jura, l’exploration de l’autrice convie ainsi à pister, d’une manière singulière, les innombrables formes prises par le vivant sur toute la planète. 

Mais, à côté de ces territoires écoutés, Les audionautes est également, et peut-être surtout, un livre d’écoute de ceux qui ont dédié leur vie à ausculter la Terre, dans différents lieux de recherche et de création. Figure centrale de cette galerie de portraits, Bernie Krause incarne la passion sonore qui traverse l’ouvrage. Le célèbre musicien et bioacousticien, que Caroline Audibert rencontre à la Fondation Cartier lors de l’exposition « Le Grand Orchestre animal » en 2016, a consacré cinquante ans à enregistrer les sons d’une multitude de biotopes, en partie archivés sur son site Wild sanctuary. Si la métaphore symphonique de l’exposition pourrait faire craindre une vision romantique du monde animal, selon laquelle la poésie supposée du chant des oiseaux répondrait à celle des baleines, le travail de Krause ouvre à une véritable pratique sensible et cognitive de réception où l’esthétique et l’enquête sur nos milieux se rejoignent.

Les Audionautes de Caroline Audibert
Peinture sur les murs de Kiev inspirée des œuvres de Maria Prymachenko (détail) © CC BY-SA 4.0/Качуровська/WikiCommons

En effet, au cœur de ses pratiques bioacoustiques se révèle une approche scientifique de la complexité du vivant. Écouter les sons du monde est une manière d’ausculter l’état des écosystèmes, de prendre leur pouls. C’est là que s’inscrit le mouvement audionaturaliste dont Caroline Audibert retrace l’histoire et les filiations. Les études comparatives des enregistrements sonores de la biosphère offrent un tableau saisissant de la dégradation des biotopes. L’extinction progressive des espèces se donne à entendre dans ces archives sonores avec une évidence que les données statistiques ne parviennent pas toujours à transmettre. Sonder la sonosphère permet de saisir ce qui échappe à la vue et d’approcher autrement les dérèglements écologiques. Et le constat auquel mène ce diagnostic environnemental par l’écoute est sans appel : la moitié des sons enregistrés par Bernie Krause ont disparu en cinquante ans.

Ce que révèlent ces écoutes, en même temps que ces données saisissantes, est cependant plus subtil. L’enquête en spirale, s’étirant dans le temps et les lieux, rappelle dans sa longueur le temps nécessaire à une véritable attention au vivant. À la sollicitation perpétuelle de notre vision, Les audionautes propose le récit d’une alternative : suivre un sens qui ouvre un régime d’attention moins commun, qui rappelle que le monde n’est pas aussi disponible qu’on aime à l’imaginer. Écouter le vivant engage un véritable effort de perception. Prendre le temps de dire le détail du monde sonore, le laisser résonner, pour reprendre l’image de Hartmut Rosa, est aussi une manière de contourner le danger d’une perception trop superficielle.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

S’ouvrir à la sonosphère conduit à faire l’expérience de la lente discrimination des sons et rappelle que l’immédiateté du sensible va de pair avec le temps et les savoirs nécessaires à leur discernement et à leur compréhension. Le monde sonore ne se découpe pas spontanément en paysages identifiables. L’apprentissage de l’écoute s’inscrit dans une interaction constante entre perception et connaissance, que les visites de l’autrice dans différentes institutions de recherche montrent bien. L’attention au monde sonore n’est ni contemplation passive ni émerveillement naïf, elle engage tout l’être dans un effort de présence et de déchiffrement.

L’ouvrage de Caroline Audibert rappelle ainsi, en passant par une brève mais éclairante histoire phylogénétique et ontogénétique de l’audition, que celle-ci possède des particularités sensibles uniques. On prête attention au spectre des ondes qui traversent, inaperçues, certaines espèces et parviennent à d’autres, créant des mondes différents dans notre monde partagé. On s’attarde sur ce sens qui traverse les obstacles, on perçoit ce qui se cache, on capte les vibrations invisibles du vivant. C’est par ce travail que réapprendre à écouter ouvre une voie pour habiter le monde différemment, s’y relier autrement.

Un fil ténu mais essentiel court tout au long du livre. Le voyage initial et initiatique de l’autrice en Amazonie est un temps de réparation après de longs mois passés auprès d’une jeune sœur plongée dans le coma. Dans cette situation aux confins de la mort, où seul, peut-être, le son relie encore l’endormie au monde des vivants, l’y retient veut-on croire, on mesure autant la fragilité que le caractère vital de ce lien.

C’est peut-être en s’ancrant dans cette expérience intime que le récit de Caroline Audibert montre le mieux combien reconquérir des chemins d’attention au monde ne peut reposer uniquement sur des pratiques documentaires, si riches soient-elles, mais doit entrainer des bouleversements de nos agencements affectifs et perceptifs, seuls à même d’apporter des formes de réparations efficientes.