Le dernier portrait

Photographe franco-italien réputé notamment pour ses portraits d’écrivains et d’hommes politiques, Jean-Luc Bertini consacre son dernier livre, Contemplations italiennes, à la statuaire funéraire des cimetières monumentaux d’Italie. Rien de morbide dans les magnifiques images qu’il a rapportées d’années de pérégrinations à travers tout le pays. Il n’a eu, dit-il, « en ligne de mire que la beauté d’un paradis perdu ».

Jean-Luc Bertini | Contemplations italiennes. Postface de Pierre Michon. Robert Laffont, 216 p., 44 €

La photo est en noir et blanc, bien sûr. Je ne l’imagine pas d’une autre couleur. La femme, assez forte, cadrée à mi-corps, est prise de face, un peu au-dessus de la taille, en légère contre-plongée. Ses bras, dans une parfaite symétrie, sont levés au-dessus de sa tête qui est un peu rejetée en arrière et s’incline, à peine, sur le côté. Le cou, dégagé, est puissant. Ses mains retiennent du bout de leurs doigts les bords d’un voile comme si elle s’apprêtait à s’en couvrir la tête. Elle est vêtue d’une tunique sur une moitié du corps, l’épaule, le bras et le sein de l’autre côté sont nus. Son visage, pris par en dessous, montre bien le dessin des narines, une bouche sensuelle, et des yeux clos. Sur quelle vision intérieure se ferment-ils ? Ses longs cheveux dénoués retombent derrière ses épaules. La lumière vient du haut, à droite. La pierre est en partie grisée, comme salie par l’humidité et les intempéries. Sa silhouette se découpe nettement sur un arrière-plan un peu flou et sombre. Ce qui me retient dans cette image, c’est le mouvement, qui arrache cette femme à sa pesanteur de pierre dans un geste d’élévation, suspendu, avec ce visage tendu vers le ciel. Grâce, force, équilibre, et sensualité. On dirait une danseuse de Pina Bausch. C’est là le paradoxe de l’art de Jean-Luc Bertini : il sait par ses cadrages, resserrés, focalisés sur des visages, et ses lumières, faire vivre tous ces fantômes de bronze, de plâtre et de marbre.

Cette sculpture funéraire, comme beaucoup d’autres de son livre, se trouve à Staglieno, près de Gênes. Il est venu dans ce cimetière pour la première fois, écrit-il, en 2003, en compagnie de sa mère, et se rappelle « le vif enchantement à la découverte du lieu ». Même si son projet de photographier les grandes nécropoles d’Italie – il en a cartographié une trentaine du nord au sud – ne s’est formé que plus tard, c’est bien Staglieno qui en est à l’origine, peut-être inconsciente – et sa mère. Il me ramène alors à mon regret persistant d’être allé à Gênes, moi aussi, il y a des années, sans avoir pu visiter ce cimetière, qui, comme on me l’a répété souvent depuis en connaissant mon goût pour ce genre de lieu, est un vrai musée à ciel ouvert, l’un des plus beaux d’Europe – « il est fait pour toi ! ». Jean-Luc Bertini me permet de me rattraper, de réparer cet oubli, d’y aller, enfin, ainsi que dans ceux de Milan, Bologne, Rome, Sienne… et de voir ce que, sans doute, je n’aurais pas su voir sans lui.

Jean-Luc Bertini Contemplations italiennes
Staglieno © Jean-Luc Bertini

Parce que ce ne sont pas les pierres tombales que Jean-Luc Bertini photographie, qui sont souvent pour nous celles de notre famille, de nos proches, auxquels nous rendons visite, parfois, et que nous rejoindrons un jour. Ou celles de célébrités, leur dernier domicile connu, dont le nom est affiché à l’entrée du cimetière, qui permettent de remonter le cours d’une vie comme je l’ai souvent fait. Quand je suis allé à celui de Venise, sur la petite île de San Michele, c’était pour rendre hommage à Diaghilev et à Stravinsky qui y sont enterrés. On y laisse parfois une pièce de monnaie, ou une paire de chaussons. Et je n’ai pas vu la statue que Jean-Luc Bertini me révèle maintenant, celle, insolite, d’une femme qui détourne la tête, descend les marches de la tombe où elle a dû venir se recueillir (le mouvement, encore), s’éloigne du mort, de la mort (n’était-elle pas elle-même la mort ? on peut tout imaginer), s’en va pour retourner dans la vie, le monde – le plus quotidien, avec ce balai oublié par un gardien contre la grille. Qu’a-t-il voulu me raconter par cette image ? Jean-Luc Bertini efface les noms, les épitaphes, et les dates, cette table des chapitres d’une vie, unique. Il photographie « la mort exposée », anonyme. Et ouvre l’imaginaire de chacun. Oui, il le redit, il n’est là que pour sauver la beauté, « sono qui per salvare la bellezza ».

Pourtant, par leur réalisme, dans les traits des visages (avec rides, moustaches et lunettes), dans le soin apporté au dessin de leurs vêtements, au grain, au plissé des tissus, aux tenues de ville (chapeau bas) ou aux uniformes (avec casquettes et vestes à brandebourgs), certaines de ces statues, bien éloignées de toute transcendance, étaient faites pour être reconnues. Elles témoignent d’un prestige social qui devait se poursuivre post mortem, s’y manifeste surtout la vanité bourgeoise. Et l’on peut mettre encore aujourd’hui des noms sur les personnages de certaines de ces véritables mises en scène – muettes et théâtrales comme celles de mélodrames. Dans l’une, la jeune veuve lève prudemment le coin du linceul qui couvre le visage de son mari (est-ce pour s’assurer de sa mort ?), dans une autre la famille éplorée se penche avec des gestes d’épouvante sur le corps de la victime d’un accident d’automobile qui a « fait panache » (dont la plaque d’immatriculation est bien lisible).

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Et Jean-Luc Bertini met en bonne place dans cette galerie des vanités Caterina Campodonico, la célèbre « vendeuse de noisettes » de Gênes qui voulut, elle aussi, prendre sa revanche en faisant réaliser, de son vivant, sa statue qui, c’est un fait, l’a immortalisée. « À quoi pense-t-on devant sa propre tombe ? », se demande-t-il, en détachant par son cadrage son seul buste, la coiffure apprêtée et le visage flétri de la vieille femme. C’est souvent en portraitiste habitué des sujets vivants qu’il tourne autour de ses personnages de pierre, les cadre, et les éclaire. La lumière – de préférence celle, oblique, frisante, du matin ou du soir qu’il attend patiemment – ressemble à celle d’un studio qui les détache sur un fond neutre, noir, en effaçant le décor – en gros plan, pour rendre sensible chaque expression ou révéler leur vie intérieure. « L’âme n’a pas besoin de tout le corps », disait Rodin.

Le cimetière, c’est aussi, et d’abord sans doute, un lieu de méditation, de recueillement, et, comme Jean-Luc Bertini l’a appris enfant, de prière – même si c’est pour lui maintenant « dans l’absence d’un dieu » – un lieu qui est peuplé des traditionnelles figures religieuses médiatrices. Des Pietà, des dépositions, des Madeleine pénitentes. Des mains jointes, à peine, comme celles de la femme qui figure en couverture, à moins que, comme celle de la sculpture de Giacometti de la galerie Maeght, elle ne tienne entre ses mains un « objet invisible »… L’une des plus singulières crucifixions qu’il a choisie montre, bien loin des représentations habituelles, le Christ dont un bras détaché de la croix s’abaisse vers Marie-Madeleine, pour la relever peut-être, la consoler. Sa tête s’incline vers elle dont le beau visage aux yeux clos mais apaisé se lève et vient effleurer la poitrine du supplicié. Le mouvement, toujours, là où on l’attend le moins.

Jean-Luc Bertini Contemplations italiennes
Modène © Jean-Luc Bertini

Autres sentinelles de la mort, les anges, gardiens des tombes, sont convoqués pour exprimer l’affliction ou la consolation Malgré leurs yeux grands ouverts, comme ceux d’aveugles, et leurs ailes déployées ou rabattues qui prennent souvent toute la place, ils ont perdu leur puissance surnaturelle, sont très humains, et même particulièrement féminins. Car la mort c’est aussi l’amour – « on laisse à Thanatos l’étage inférieur, et à l’air libre, Éros règne », écrit Pierre Michon dans son « épilogue » : certains de ces corps nus tellement sensuels qui s’offrent au regard, en extase, sont tordus par un chagrin qui ressemble beaucoup à de la volupté.

Qu’est-ce qui a animé Jean-Luc Bertini en tirant de toutes ces années où il a parcouru les cimetières d’Italie ce livre si sensible ? Pas seulement le souci de « chercher des figures, des apparitions de la beauté qui tue ». Non, devant son objectif ces sculptures n’ont rien des pièces d’un « musée en plein air » qu’il ferait défiler, en pied, devant nous. Commencé dans le souvenir de sa mère – et de l’Italie des origines –, c’est avec elle qu’il termine son livre, en reconnaissant, à demi, dans une forme de prétérition, qu’il lui est dédié. « Je ne crois pas cette série de photographies placée sous le signe de la mort de ma mère, ou bien alors peut-être l’est-elle tout entière, et je n’y vois rien. » Les statues d’enfants – orphelins – et de mères – mortes –, ou d’enfants dans les bras de leur mère, sont nombreuses, insistantes, dans ces pages. Peut-être fallait-il ce parcours et ce détour sur tous ces visages de la mort transfigurée par la beauté pour pouvoir en arriver là, avec le plus de douceur possible.

Il raconte alors – et je sais quelle pudeur il faut surmonter pour mettre ne serait-ce que des mots sur la mort d’un de ses parents – comment il a été amené à prendre en photo sa mère couchée dans son cercueil. Ne dit-il pas, dans une de ses notations, qu’au cours de son périple le moment le plus délicat était celui où il franchissait les portes des cimetières avec son lourd matériel de photographe, « fusillé du regard » par les gardiens comme s’il était un pilleur de tombes ? C’est le dernier portrait qu’il nous donne. D’une tendresse terrible. Celui de sa mère. Et c’est tout le livre qui est son tombeau.


Didier Blonde est écrivain. Dernier ouvrage paru : Oslo, de mémoire (Gallimard, 2024).

Jean-Luc Bertini est photographe. Nombre de ses photos illustrent les articles d’En attendant Nadeau.