À partir des carnets de tranchées de Léonce Delaunoy, brancardier belge tué lors des derniers jours de la Grande Guerre, Violaine Lison signe un livre fort, subtil et lumineux en forme d’enquête sur la guerre, l’amitié, l’amour, la jalousie, mais aussi sur la mémoire, l’effacement, les questions et les doutes qui surgissent d’une confrontation avec les traces du passé.
Tout commence par un mouchoir. Sur ce mouchoir, une adresse : Herman Schiltz, au Havre, un expéditeur : Léonce Delaunoy, aux armées belges, et un cachet de la poste : 8 octobre 1918. Les deux premières pages du livre de Violaine Lison saisissent. Frappent. Claquent. Immédiatement, les questions émergent : qui étaient-ils l’un pour l’autre ? Pourquoi avoir envoyé, une semaine avant de mourir déchiqueté par un obus, ses carnets de guerre enveloppés de ce mouchoir ? Ces fameux carnets, contiennent-ils des réponses ?
Partager un mouchoir, partager vos chagrins.
Réunir vos larmes dans un carré de tendresse.
Je ne sais pas.
De son écriture alerte, Violaine Lison mène l’enquête et tient le lecteur en haleine tout au long des 160 pages du récit qu’elle construit avec habileté. Chaque chapitre se déploie ainsi à partir d’un des objets de Léonce (superbement photographiés en fin d’ouvrage) : carnets, photographies, boutons de capote, rose séchée, couteau, chapelet… À partir de là s’entremêlent les voix de Violaine et de Léonce, dialogue imaginaire à cent ans d’écart. Celle de l’autrice est vive, saccadée. Elle possède d’évidence un sens du rythme qui frappe : « Et puis, il y a ton couteau, Léonce. Lame en acier. Manche de bois claire. Ton couteau de poche et de routes. Sans doute l’as-tu emporté en même temps que ton chapelet. » L’écriture de Léonce, est, elle, tout en rondeur, en souplesse, en douceur : « Les étoiles tendent entre le ciel et la terre l’auguste silence des nuits tranquilles à l’automne » (4 novembre 1917), même quand elle décrit les souffrances de la guerre : « Nous marchons dans l’énorme fatigue d’une guerre et l’immense oubli de soi. Consciemment ou non la vie du soldat est une vie d’oubli » (16 mars 1917).
D’emblée, la qualité littéraire des écrits de Léonce interpelle. Ses poèmes ne sont d’ailleurs pas ses écrits les plus réussis, mais bien ses descriptions, ses lettres, ses carnets. « On dirait que ce jour laiteux vous aime et vous enveloppe de solitude tiède dans laquelle aucune douleur ne peut pénétrer […] Le soleil glisse, illuminant les moutons dans la prairie » (25 août 1918). Étonnant pour ce fils d’agriculteurs d’Ostiches, en Belgique, septième enfant d’une fratrie de neuf. Issu d’un milieu populaire et rural, Léonce se destine à la prêtrise et fait son séminaire lorsqu’il est appelé le 3 août 1914. Son écriture est le fruit de son histoire : belle, éduquée, mais toujours simple, de la simplicité de ceux qui ont gardé la terre en mémoire. « Entre les nuages gris ou blancs, le ciel demeure d’azur. Un azur sans transparence, incommensurable comme hier, mais plus épais, protecteur dirait-on, et même désireux de nous sourire, comme s’il savait que son temps va finir. »

De ce contrepoint de voix naît un récit polyphonique dont la densité nous apparaît au fur et à mesure. Car l’histoire est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît initialement. D’un récit supplémentaire de poilu, émerge un mystère. D’abord ce couteau, où figurent les mêmes noms que sur le mouchoir : Léonce et Herman, dont on suppose qu’ils servaient dans le même régiment de brancardiers. Et puis il y a la comparaison entre les carnets autographes et ceux minutieusement recopiés après la guerre par son ami Paul, dont l’autrice découvre qu’il a supprimé des passages entiers, en particulier tous ceux relatifs à Herman. On comprend alors qu’il y a plus qu’un écrit sur la guerre, sur son quotidien parfois violent, parfois tellement ennuyeux. De ces béances, les « mots de Léonce peuvent enfin hurler ». Et quels mots ! Ceux de la douleur, du désespoir face à l’horreur du conflit. Ceux de la colère d’un homme bien moins béat et conformiste qu’on pouvait se l’imaginer. Ceux d’un humaniste convaincu, lui qui servait pour porter secours à ses camarades. Ceux, enfin, d’un homme pour qui l’amitié et l’amour n’étaient pas de vains mots.
Comme le suggère son titre – citation d’un des carnets –, Lequel de nous portera l’autre ? est un grand livre sur la tendresse, l’amitié et l’amour. Léonce « est de ces êtres que la sensibilité rend perméables aux remous du monde », nous dit Violaine Lison. Il choisit ses amis avec attention, prudence même, au point de se demander s’il doit inscrire le nom d’Herman à la liste de ses amis : « Je n’ai pas le droit d’attirer quelqu’un dans l’orbite de ma vie : un ami en plus c’est une responsabilité en plus, c’est de la joie en plus aussi. » Et c’est là véritablement que l’écrivaine déploie toute la puissance de son récit – nous n’en dirons pas trop pour laisser le plaisir de la découverte au lecteur – afin de nous faire ressentir toute la beauté de cette relation avec Herman, ce « plus-que-frère ».
D’une grande maîtrise, l’écriture de Violaine Lison sonne toujours juste, évitant tout effet de manche superflu, tout pathos. À la tendresse et l’humanité de Léonce répond l’humilité et l’honnêteté de l’autrice, qui, face aux béances laissées par les archives, ne cherche pas tant à les combler qu’à inviter son lecteur à s’y glisser en douceur, à cheminer avec elle dans les pas de Léonce, quitte à « laisser hurler le silence ». De ces interstices, Violaine Lison fait des espaces d’une grande puissance littéraire, espaces qui, au-delà du simple travail de mémoire, font vivre Léonce à nouveau : « le but n’est pas de reconstituer Léonce à la cire, comme on le fait pour les masques funéraires. Ne pas le figer. Mais le faire vivre encore. En équilibre entre ombre et lumière ». Et, à l’instar de Marguerite Duras, citée en exergue du livre, on pourra dire : « C’est ça, l’écriture ».
