Nouveau livre et première œuvre théâtrale de Pierre Michon, Agéladas d’Argos. Contre Thèbes rassemble les questionnements qui structurent l’œuvre de l’auteur en même temps qu’il radicalise en un certain sens le geste déjà très fort qu’était celui de J’écris l’Iliade et qu’il prouve que l’on peut faire œuvre, et œuvre puissante, de son érudition.
Pierre Michon publie, et c’est une première, un écrit théâtral. L’objet seul suffit à ce que l’on s’y attarde. Il s’agit d’une commande des éditions Flammarion, dans leur récente collection « D’/après » où un écrivain en vue se propose d’écrire sur une autre figure d’artiste, comme Marie-Hélène Lafon au sujet de Cézanne ou Philippe Forest sur Shakespeare. Michon, lui, a choisi Agéladas d’Argos, sculpteur du VIe et Ve siècle av. J.-C., qui fut, à en croire Pline l’Ancien, le maître notamment de Phidias et de Polyclète. Il serait déjà surprenant que l’auteur ait choisi un artiste dont on ne connaît pour ainsi dire rien, et à peine plus de l’œuvre, seulement quelques copies d’époque romaine exposées çà et là. Mais nous qui sommes habitués aux facéties de Pierre Michon, nous ne voyons là rien d’étonnant. Plus étonnant est le fait qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre, mais, encore une fois, l’auteur prend de biais l’objet initial.
Le sujet du livre est la découverte des bronzes de Riace, en Calabre, en 1972, qui représentent deux guerriers, dont une théorie veut qu’il s’agisse de Tydée et d’Amphiaraos, deux des Sept contre Thèbes, tragédie d’Eschyle qui relate la guerre de Polynice contre son frère Étéocle pour le trône de Thèbes. Selon toute vraisemblance, ces statues sont l’œuvre d’un atelier d’élèves d’Agéladas, voire du maître lui-même.
Dans ce récit qui n’en est pas un, Pierre Michon nous offre le geste d’un double refus, refus d’abord de la commande, puisqu’il se permet l’écriture d’une pièce de théâtre – il est au passage devenu rare aujourd’hui que des grands écrivains écrivent directement pour le théâtre plutôt que d’être adaptés par un metteur en scène –, mais refus aussi, et c’est là que se trouve le plus intéressant, de la pièce. Cela débutait bien pourtant, tout y était, la liste des rôles, les actes et les scènes, quand soudain, miracle !, dès le début, point de dialogue. Les personnages apparaissent tour à tour, presque exclusivement seuls sur la scène théorique, et ils soliloquent.

De quoi parle-t-on alors dans cet Agéladas d’Argos ? De manière évidente, de sculpture et de la sculpture dans l’Antiquité et d’abord de sa matière, à l’occasion de l’invention, au sens étymologique, de deux œuvres de cet Agéladas, qui sont, comme l’essentiel des sculptures de cette époque, en bronze. Pour le béotien entre les mains duquel tomberait ce livre, il y aurait déjà un premier dessillement salutaire que de cesser d’imaginer en matière de statuaire grecque des marbres blancs, qui pour l’essentiel sont des copies d’époque romaine – faites l’expérience au Louvre, dans la galerie de la Grèce classique, de regarder systématiquement la provenance des œuvres ! Le bronze ainsi, ou plutôt l’airain, offre le support premier de la rêverie de Michon, rêverie érotique et sensorielle, érotique en tant que sensorielle. Là encore, il ne s’agit pas de raconter la vie d’Agéladas, ou de disserter avec érudition sur l’art classique, mais de faire advenir un certain nombre de situations : l’atelier d’Agéladas, la composition par Eschyle des Sept contre Thèbes, la guerre des Sept elle-même, la commande de l’éditeur à Michon. De ces scènes qui ont lieu, et qui sont toujours à l’orée de la scène théâtrale sans y tomber jamais, c’est la mise en résonance créée par le geste de juxtaposition au sein du texte qui suffit à créer la puissance de ce livre.
On pourrait se demander – et à juste titre – pourquoi encore se tourner vers les Anciens, en cela l’on réitèrerait l’affirmation d’Antonin Artaud dans « En finir avec les chefs-d’œuvre » : « Et si, par exemple, la foule actuelle ne comprend plus Œdipe-Roi, j’oserai dire que c’est la faute à Œdipe-Roi et non à la foule ». De la dernière rentrée littéraire, par ailleurs, il a été dit et redit à quel point elle était tournée vers le passé, familial en l’occurrence, celui du XXe siècle et de ses guerres, que ce soit chez Carrère, Mauvignier et bien d’autres. Michon aussi semble tourné vers le passé, mais un passé mythique, primordial autant que primitif ; que l’on relise seulement à ce titre le chapitre de J’écris l’Iliade intitulé « J’invente un dieu », un passé qui, à ce titre, échappe à tout référentiel immédiat et ouvre une potentialité qui est esthétique avant que d’être réflexive ou théorique.
C’est ainsi que le tissu du récit, ou de la pièce, peu importe, se perd entre la source et son substrat : « Je ne sais pas si on peut se fier à la parole de cet Amphiaraos vivant, après avoir vu l’aspect de la statue d’Amphiaraos. Noble et beau certes, le « pâtre des Oiseaux » ; il a la bouche ouverte, il parle, on le sent tout près de sortir une vérité bien sentie. D’un autre côté, c’est un chamane, et on dirait qu’il hallucine un peu, vous ne trouvez pas ? Halluciner est son métier ». Comme souvent chez Michon, il est question de vérité, non de faits, et plus précisément de la capacité d’une parole à se faire vectrice de vérité.
Il faut bien préciser : non de faits. C’est ainsi que, dans Les Onze, il était presque indifférent que le tableau n’existât pas : « Les Sept. Je sais compter, Monsieur. Au moins jusqu’à onze. Je dois vous rappeler que j’ai compté et recompté les personnages du célèbre tableau des Onze, qui est au Louvre dans le pavillon de Flore – les Onze qui ont au moins sur ces Sept l’avantage d’exister, bien reconnaissables. Et même d’exister tous ensemble, un portrait de groupe que la fraternité tient dans sa main. Ils ont en commun, ceux du Louvre et ceux d’ici, d’être rassemblés par l’agaçante recherche d’un nouveau fonctionnement de la politique ». Pierre Michon a sur nous l’avantage du mythe. Il sait, lui, que le récit n’a pas eu lieu et il ne se croit pas tenu d’écrire une pièce, contrairement à nous qui en sommes encore à nous demander si ces statues d’airain existent ou si cette pièce pourrait être jouée.
