Autour de la localité imaginaire de Klatsand, sur la côte nord-ouest des États-Unis, Ursula K. Le Guin entrecroise des récits dans une veine réaliste qui peut surprendre mais fait écho à nombre de ses autres œuvres. La traduction en français de ces « chroniques » vient compléter le corpus existant, auquel il ne manquait que ce titre. Searoad étonnera peut-être ceux qui connaissent surtout Le Guin pour ses fictions spéculatives, mais il entre en résonance avec toute son œuvre et avec des thématiques d’actualité.
C’est un livre de bord de mer, comme l’indique le titre. Pas un livre de plage, notamment car il n’est pas question de nage. La mer, ou plutôt l’océan, est cette présence constante qui respire, cet élan toujours renouvelé et ces franges d’écume qui mêlent les éléments. C’est la côte ouest des États-Unis, celle qui regarde du côté de l’Asie, comme Ursula K. Le Guin elle-même, influencée par le taoïsme. Les Amérindiens ont pu y vivre selon leur mode de vie traditionnel un peu plus longtemps que dans d’autres parties du pays. L’autrice elle-même, qui a grandi en Californie, a entendu parler dans son enfance d’Ishi, dernier représentant des Yahi, qui a inspiré des livres à ses deux parents, tous deux anthropologues.
Searoad est un coin de l’Oregon (l’État où l’autrice a passé la plus grande partie de son existence) sans attrait majeur où vivent des gens ordinaires. De leurs histoires émergent des thèmes récurrents chez Ursula K. Le Guin : la dénonciation de la surexploitation des ressources naturelles transparaît dans les propos de tel personnage de géologue, de telle autre révulsée par la privatisation de l’eau dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher. Les femmes ont une place essentielle et sont, pour beaucoup, présentées en famille : la fille, la mère, la grand-mère. Un récit centré sur la famille Herne, « La maison Herne », occupe le dernier tiers du livre, croisant des références à la famille maternelle de Le Guin et des figures de femmes malmenées – la divorcée, la fille-mère – avec divers degrés de résilience.
On y trouve un personnage probablement en partie autobiographique qui tombe amoureuse d’un homme de l’Est des États-Unis et se rend compte qu’il lui est difficile de vivre ailleurs que dans l’Ouest (comme dans le poème A Meditation on a Marriage, non traduit en français, paru une dizaine d’années avant Searoad). Cette prépondérance des femmes traduit pleinement l’évolution du travail d’Ursula K. Le Guin qui, de son propre aveu, a mis du temps avant de parvenir à mettre les personnages féminins au premier plan.

Ces personnages, femmes de pionniers ou descendantes de celles-ci, fondent, entretiennent voire bâtissent des foyers. Il ne s’agit pas seulement d’entretenir le logis ou de nourrir la maisonnée, que la femme travaille à l’extérieur ou non ; au seuil de la vie ou de la mort, les femmes sont à la manœuvre, accueillant les nouveau-nés, préparant les corps pour leur dernière demeure.
La nouvelle intitulée « Quoits » (en référence à d’anciennes sépultures en pierres levées en forme de dolmen qu’un couple de femmes a visitées en Cornouailles) le rappelle. Pour autant, dans l’histoire comme dans la fiction, ces tâches n’étant pas valorisées et la carrière de l’homme de la maison passant toujours en premier, les femmes ont souvent été perçues ou présentées comme femme de, fille de, mère de ; la nouvelle « La main, la coupe et le coquillage » en est la parfaite illustration. Une jeune femme interviewe la veuve d’un universitaire dans une maison où se trouvent aussi la fille et la petite-fille. De la femme de Tolstoï qui lui servait de secrétaire jusqu’à Sacagawea qui servit de guide aux célèbres explorateurs Lewis et Clark, ce ne sont pas les exemples de femmes ainsi traitées en subalternes qui manquent et Ursula K. Le Guin ne se prive pas de les mentionner.
Elle s’autorise à régler quelques comptes, y compris avec le milieu universitaire et intellectuel de son époque, qu’elle perçoit comme fortement ancré dans l’Est du pays et majoritairement composé d’hommes. Les rares objets auxquels les personnages semblent accorder de l’importance sont des contenants, paniers, vases, maisonnettes réalisées en argile ; on pense à la célèbre théorie de la fiction-panier où Ursula K. Le Guin évoque cueillette et paniers, activités et objets plutôt féminins, rarement au cœur des récits, contrairement à la chasse et à ses outils transperçants, plutôt masculins. « La théorie de la fiction-panier » date de 1986 et Searoad a paru en anglais en 1991 ; nul doute qu’elle met en pratique cette théorie. La parole est ainsi donnée aux victimes de viols et de violences conjugales, celles des mythes antiques comme Perséphone (une figure qui a inspiré de nombreuses autrices du XXe et du XXIe siècle, de Sylvia Plath à Gwenaëlle Aubry en passant par Margaret Atwood), mais aussi les anonymes qui finissent par abattre leur agresseur, comme dans le récit « Somnambules ».
Si le livre est ancré dans l’Ouest américain, et si la question d’une chambre à soi (référence à Virginia Woolf à l’appui) ou d’un espace à soi a son importance, le temps y occupe une place encore plus centrale, même si en réalité les deux sont difficilement séparables. Les gens du coin sont du coin parce qu’ils sont des résidents permanents, parfois installés depuis plusieurs générations, par opposition avec les vacanciers et autres « oiseaux de passage ». Le « sea road », chemin du bord de mer, est celui de l’humain au bord du temps, pris entre des éléments toujours déjà là et la succession de moments éphémères comme des vagues.
L’écume, qui ouvre le recueil dans « Femmes d’écume, femmes de pluie », devient métaphore de l’écriture dans « Textes » : « Le sable était ferme et uni comme un bloc de papier marron clair, et une récente vague à son point le plus haut y avait laissé une série complexe de volutes et de fragments d’écume. Ces rubans, ces arabesques et ces traits de la mousse blanche rappelaient si bien une suite de mots tracés à la craie qu’elle s’arrêta, comme elle s’arrêtait plus ou moins volontairement pour lire ce que des gens écrivaient dans le sable, l’été. »
Dans le récit final, sous la plume de Virginia Herne (poétesse), cette écume qui paraît tantôt dentelle aérienne, tantôt mousse sale est finalement une métaphore de la condition humaine : « Des flottilles entières de blocs d’écume glissent ainsi, silencieuses et déterminées, sous le grain subit, puis se posent, oscillent sans cesser de rapetisser, de se réduire ; la paroi entre bulles adjacentes se brise, les bulles s’unissent, tout le frêle édifice informe s’effondre continuellement sur lui-même en s’effilochant toujours plus et, pourtant, chaque bout, pic, flocon d’écume est une entité en soi, bien qu’éphémère : vue comme telle, perçue, à l’intersection de sa longévité et de la mienne, dans la réunion des bulles – mes yeux, la mer, l’air venteux. »
Une réalité protéiforme que l’on tente de mettre en mots, pour laquelle on tâche de trouver le bon nom, le vrai nom, comme dans le monde de Terremer. Le nom de Klatsand lui-même, où l’on pourrait être tenté de lire « talk » (parler) à l’envers, fait jaser. Plusieurs personnages refusent d’employer un mot qui ne leur semble pas juste, notamment pour ce qui touche à l’intime, l’indicible, particulièrement les relations qui se tissent entre deux personnes qui s’aiment. L’usage du mot corps lui-même est critiqué, tant il peut sembler étrange de l’utiliser aussi bien pour un mort que pour un vivant. De la même façon, n’est-il pas aberrant de dire que quelqu’un « est » mort alors que ce quelqu’un n’est plus ? Autant de manifestations d’un temps suspendu, celui du lecteur qui lève un instant les yeux, de l’écrivain qui lève un instant sa plume.
Terremer, dont le nom en version originale est « Earthsea », fait comme un miroir à « Searoad », qui lui-même fait écho au titre Danser au bord du monde (recueil d’essais paru en 1989). À l’évidence, la métaphore maritime correspond intimement à Ursula K. Le Guin, en tant qu’écrivaine, en tant que personne, comme l’indiquent des œuvres ultérieures : Conduire sa barque (sur l’écriture) et The Wave in the Mind (recueil d’essais non encore traduit en français). Que l’on soit sensible à la merveilleuse conteuse qu’est Le Guin ou que l’on souhaite explorer avec elle les mots et les choses, il est plaisant d’arpenter et de contempler cette marge qu’est Searoad.
