La poésie de Geneviève Desrosiers

Les éditions de l’oie de Cravan publient en cet automne la première édition française du recueil posthume de Geneviève Desrosiers (1970-1996), artiste québécoise et poète d’un seul livre, Nombreux seront nos ennemis, paru pour la première fois en 1999. Le recueil, maintes fois réédité au Québec, paraît aujourd’hui enrichi de deux postfaces signées Laura Vazquez et Hélène Monette (1960-2015) et de « fragments » inédits, sorte de laboratoire mettant en lumière la recherche formelle de la « poésie fangeuse » de Geneviève Desrosiers, dont l’essentiel de la production s’est étendu de 1994 à 1996.

Geneviève Desrosiers | Nombreux seront nos ennemis. L’oie de Cravan, coll. « petites pattes à pont », 112 p., 14 €

« Une langue pour se la mordre plus fort. » Ce sont des pages et des pages de poèmes rassemblés sous le nom de « fragments ». La première édition française de Nombreux seront nos ennemis procède d’un travail éditorial méticuleux et référencé qui exhume et met à l’honneur l’activité poétique de Geneviève Desrosiers, artiste et poète disparue à l’âge de vingt-six ans qui sème dans la langue le sens du « malentendu » ainsi qu’un goût certain pour la liberté de ton : « je souscris à tous les malentendus et je plaiderai toujours coupable ».

Cette réédition permet au lecteur de ne pas rester sur sa faim. On peut lire Nombreux seront nos ennemis d’une traite et découvrir ce recueil conçu par Geneviève Desrosiers comme un livre à part entière, dans un mouvement instantané et fulgurant où la légèreté rivalise avec la conscience quasi prémonitoire de la mort. Mais on peut aussi lire le livre en regard de ce qui suit, avec de nouveaux échos formés au fil de cette lecture amplifiée, en parcourant ses poèmes inachevés, ses collages de textes et ses réflexions. Cette deuxième partie du recueil s’ouvre sur une trame méconnue qui enrichit la première lecture. On y perçoit les balbutiements d’une écriture en pleine gestation, des motifs et des influences, une écriture aventureuse et délestée des conventions, l’auteure ne perdant jamais de vue le mouvement même de sa recherche.

Artiste, Geneviève Desrosiers travaillait la sculpture et aimait le pop art. Elle avait publié de son vivant un seul poème, « Nous », paru dans la revue québécoise Arcade au printemps 1995, texte qu’elle adjoindra à une installation, « Le gâteau de mariage en métal ». On perçoit dans son travail artistique l’aspect batailleur, le cynisme et la drôlerie à l’œuvre qui se remarquent aussi dans ses poèmes et jusque dans le titre de son recueil. Contre qui Geneviève Desrosiers bataille-t-elle, contre quels ennemis ? On peut répondre : l’ennui, l’inertie. « À l’instar de mes pensées, mon âge n’a pas d’importance et je danse devant un néant qui me rend bien l’immobilité que je singe. » L’effigie sociale du mariage est l’un des motifs qu’elle raille ironiquement dans un texte de 1995 à travers une série de caractérisations : « Sera une autre redondance à notre ère du vide consommé » ; « Sera le prototype du mariage futur entre robot » ; « Rouillera éventuellement ».

Geneviève Desrosiers, Nombreux seront nos ennemis
Geneviève Desrosiers © D.R.

L’irrévérence qui caractérise la poésie de Geneviève Desrosiers est riche d’invention poétique. On y perçoit un esprit, de la matière que l’on sculpte par des images poétiques (de la rouille, du métal, de la farine) et une certaine voracité à tout vouloir dire, à ne pas craindre les morsures de la langue, à « fourrer la mort » et à s’emparer des multiples choses qui l’entourent ou qu’elle imagine : un bain sale, des enfants, un steak haché, un gâteau sur roue, des chevaux, la nostalgie, le temps, un bâton de baseball, des gouttelettes de suie brune. La langue de Geneviève Desrosiers est sensuelle, c’est une langue châtiée aux accents parfois gouailleurs, qui se mêle à l’anglais. Elle est travaillée, façonnée par des images souvent insolites, qui marquent le lecteur durablement.

Le recueil s’ouvre sur un poème de bienvenue. Puis les poèmes se succèdent avec pour titres une série de pronoms personnels. Il y a dans ce recueil le souhait réitéré d’une parole délestée du « moi-je », et d’un passage du « je » au « nous » et au « vous » revendiqué, comme une façon de se saisir autrement, d’interpeller plus grand et plus étendu que soi :

« Je hèle le hé-là

Vous là-bas.

Outre-mers. Outre-trombe. Vents et Marées. Vents et achevé. Vents et délivré. Délivré du vent qui enfante la nostalgie. La misérable nostalgie.

L’ancestrale nostalgie qui fait naître des enfants, éclater des guerres et mourir des amants.

Putain, maquereau, misérable, démagogue, égoïste, cochon, salope, salope, enculé, idiot, stupide, méchant, vil.

Ville.

Château. »

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La première page du livre contient l’emblème personnel de l’auteure qu’elle nomme, dans son poème initial, « ma croix en forme de cercle », une sorte de totem, un motif de répétition qu’elle capte et déplie à travers différentes analogies dans la deuxième partie du livre. Ce motif du cercle campe une atmosphère allègre de vitalité et de mouvement mais demeure mêlée à une lucidité plus sombre : celle de la perte et de l’atrophie. Cette tonalité en demi-teinte, ces petites litanies « sanglantes de velours », sautent aux oreilles à chaque poème. Une sauvagerie particulièrement vive côtoie la douceur. Le recueil se construit par des jeux dans la langue, de multiples variations sonores et sémantiques qui produisent ces brusques changements de tonalité. Elle passe ainsi d’un plan sémantique à un autre, comme un tour de passe-passe et de jeu spontané presque enfantin. Ces petits amalgames de mots courent dans tout le recueil et traduisent la spontanéité de création de Geneviève Desrosiers, le fil poétique ténu qu’elle approfondit de façon, comme elle l’écrit librement, « légerte » :

« La mer monte et la mort meurt.

Dès samedi, nous changerons tout.

Il y a cent milliards d’étoiles, beaucoup de haine et un peu de poivre.

On peut leur faire dire n’importe quoi. J’en remercie la mort. J’ai cassé mon lacet. C’est le soir des poubelles. Il pleut dehors. Je t’aime. À table. À demain. C’est la guerre. Debout, c’est l’heure. Tu veux un café ? Les prières respirent le brûlé. Avez-vous froid ? Un coussin pour mon royaume. Ma chaise. Ma table. Ma. Ma. C’est un jeu. Un jeu de mots. Un jeu de toi. Un jeu de moi. Un jeu de nous. Un jeu de vous me l’avez bien appris. Merci. Si vous dites que ceci est un chapeau, je vous mords la langue. »

La poésie de Geneviève Desrosiers met en évidence le refus des canons, des « mœurs », comme une façon de se tenir imperturbable et en porte-à-faux face à toutes sortes d’attentes : « Nous ne voulons plus lécher vos gencives. Elles ont un goût de métal mort. » Ce sont parfois aussi des phrases étonnamment annonciatrices de sa mort accidentelle, comme dans ce poème intitulé « Mon tendre », qu’elle date du « 10 janvier de l’an 1996 », où elle écrit : « Moi, je mourrai très jeune. Tu me survivras, afin d’éviter la tristesse. Tes caresses et tes regards, je les emporterai partout. Je n’oublierai que tes paroles, afin que chaque mot que tu me portes reste le premier ».

La seconde partie du recueil laisse place aux esquisses, titrées et non titrées. On peut y lire des extraits de textes qu’elle a tirés de sa correspondance avec Gilles Marcotte en 1995, des questions adressées à soi-même autour de son positionnement dans l’écriture, « à chaque fois que je m’enfonce dans le « je-moi-me », je me fais l’effet d’être quelque chose de visqueux et d’incontournable », des petites phrases qui rayonnent comme un poème ; « L’Équilibre n’est plus de mon monde et je n’ai plus peur du noir », et une citation de Rimbaud : recueillie, mêlée, mélangée à l’ensemble de ses textes, elle forme avec l’ensemble une unité disparate qui rayonne de sens et d’échos poétiques dans la solitude de ses carnets :

« Dormir sans cadavres, sans passé, sans pensées. Ne manger que de la cire chaude. Contempler les assassinés. Rougir devant la glace. Le ventre sera.

Traversés par la grâce. Voilà ce que nous sommes. Elle n’est pas automatiquement belle et sereine, il en existe des lourdes, tristes et sales »

« Par délicatesse, j’ai perdu ma vie »