Il faut être nombreux pour tenter une telle aventure : soixante-six contributrices et contributeurs, principalement historiens mais aussi économistes, sociologues, politistes, géographes, urbanistes, ont été rassemblés par Pierre-Cyrille Hautcœur, spécialiste d’histoire financière et monétaire contemporaine, et Catherine Virlouvet, historienne de l’antiquité romaine. Ils se réclament « d’une histoire qui assume d’avoir besoin des théories venues de la sociologie, de l’économie, de l’anthropologie, de la science politique. Les hypothèses sont nourries par ces disciplines. C’est ce que prônaient Lucien Febvre et Fernand Braudel », précise Pierre-Cyrille Hautcœur dans une interview parue dans Alternatives Économiques.
Autre héritage, la longue durée : c’était déjà l’approche défendue par Fernand Braudel quand il dirigea, avec Ernest Labrousse, une volumineuse Histoire économique et sociale de la France en quatre tomes. Quelques décennies plus tard, les auteurs du présent ouvrage s’inscrivent donc dans leurs pas, revendiquant aussi la longue durée nécessaire pour appréhender une histoire économique encastrée dans le social et le politique.
Ils adoptent même « le parti pris de la très longue durée » en remontant à la Préhistoire. Voilà de quoi éveiller la curiosité du lecteur, on remonte dans le temps au-delà de « la France d’avant la France, du néolithique à l’âge de fer » popularisée dans un ouvrage publié en 1980 par l’archéologue et préhistorien Jean Guilaine. À cela, nous disent les auteurs dans une roborative introduction, de solides raisons.
Une première raison tient à ce que « l’histoire procède par strates, comme les archéologues aiment à les reconstituer, rien ne disparaissant entièrement jamais pour qui sait y regarder ». Ainsi de la domestication des cours d’eau qui peut remonter au néolithique et perdure à travers les millénaires, avec des variations, marquant les paysages et les activités humaines.
Une deuxième raison, essentielle, est la volonté de sortir d’une histoire consciemment ou inconsciemment européocentriste : « L’Europe n’a pas toujours joué un rôle central ». Pour preuve, les origines des humains présents en Europe qui sont à rechercher en Afrique, ou celles de la néolithisation en Mésopotamie ; pour preuve encore, l’histoire du développement économique et social, où la Chine et l’Inde précèdent l’essor européen. En témoigne encore la façon d’aborder l’histoire économique de l’Antiquité qui veut, ici, « se défaire de l’idée, encore fort ancrée dans l’inconscient collectif, que les évolutions n’ont pu qu’être apportées par les Grecs et les Romains dans les régions qu’ils dominaient », Grecs et Romains étant considérés comme les fondateurs de la future civilisation européenne.
Pour preuve, là encore, des faits bien étayés par des recherches récentes, en premier lieu, pour l’espace qui nous intéresse, l’existence, dans la Gaule celtique, avant la conquête romaine, de l’urbanisation et de la monétarisation : la Gaule celtique – qui ne correspondait pas, bien sûr, aux frontières hexagonales ! – était un pays riche, proclament les auteurs, sans chauvinisme aucun.

Dans le même esprit, la périodisation usuelle de l’histoire, et particulièrement de l’histoire économique, est remise en cause. L’ouvrage est divisé en trois grandes périodes, analysées par thèmes (ce qui n’exclut pas, évidemment, suivant les domaines, des césures chronologiques majeures) : de la Préhistoire à l’Antiquité tardive, Moyen Âge et Temps modernes (du Ve au XVIIIe siècle), puis époque contemporaine.
Dans la première partie, l’inclusion de la Gaule dans l’Empire romain n’efface pas une longue évolution, avec comme accélérateur le néolithique (environ 5000 ans avant notre ère en Europe), venue de l’est du bassin méditerranéen. De la fin du IIIe millénaire à la fin de l’âge du fer, la Gaule connaît l’apparition du phénomène urbain, l’émergence d’institutions publiques et d’entités politiques.
La deuxième partie efface la césure de la « Renaissance », qui à la fois renoue avec les savoirs de l’Antiquité vue comme la matrice unique de la civilisation européenne et marque l’amorce, permise par les « Grandes Découvertes », de l’expansion et de la domination mondiale des puissances européennes. Pour les auteurs, le développement économique de la France s’explique « davantage par l’augmentation et la commercialisation de la production agricole que par l’essor du grand commerce international ». La continuité est assurée par l’institution seigneuriale née au haut Moyen Âge et qui perdure, certes en s’affaiblissant, jusqu’à la Révolution.
On voit ici comment les facteurs socio-politiques sont associés à l’économie : la seigneurie est tout autant un système de mise en valeur des terres, d’exploitation du travail paysan, qu’une modalité d’encadrement et de domination des hommes. Pour autant, une césure apparaît, bien avant la Renaissance, au XIIe siècle, avec l’essor des villes, de la production industrielle (textile et métallurgie), des instruments d’échange, des échanges eux-mêmes à travers le pays et le continent ; avant, lors des Temps modernes, qu’une première globalisation mondiale commence à produire ses effets.
La dernière grande partie, et la plus longue (qui court jusqu’en 2020), insiste sur la constitution d’une économie réellement nationale liée à des facteurs politiques mais tout autant aux progrès dans les transports et la circulation de l’information. Il n’y a pas de périodisation claire sur ces deux siècles, car les rythmes ne sont pas les mêmes dans tous les domaines de transformation de l’économie et de la société, si ce n’est une rupture assez nette autour de 1980, marquée par une désindustrialisation, une financiarisation de l’économie, de nouvelles inégalités, un autre rôle de l’État. Les thèmes abordés répondent implicitement à des préoccupations d’aujourd’hui, analysés dans le temps long de plus de deux siècles : ainsi des chapitres « Industrialisation/désindustrialisation », « Histoire de la protection sociale », « Les instruments monétaires et budgétaires de l’État », ou encore « La démographie : une passion française », incluant les questions d’immigration.
Nous sommes devant une mine de savoirs et d’analyses, nourris par une actualisation argumentée des sources. Et les auteurs ont manifestement tenu à ce que les trois grandes parties, à travers siècles et millénaires, abordent des questions très contemporaines : il en va ainsi des rapports entre la société et l’environnement, des dynamiques urbaines, de l’exploitation de la terre, du rôle de l’État, de la circulation des hommes et des biens : dans la première partie, un chapitre se risque à parler, dès la Préhistoire, de « mondes connectés » !
Et ce millier de pages est d’autant moins rebutant que les 35 chapitres thématiques, d’une petite trentaine de pages chacun, peuvent être lus séparément. On ne repose jamais définitivement un tel livre. Et l’on peut méditer sur l’atmosphère qui s’en dégage, en filigrane : plutôt optimiste, anti-décliniste, tant il est vrai qu’une constante de cette France en ressort : « un pays riche, expérimenté, sophistiqué et sachant résister aux crises », comme le dit Pierre-Cyrille Hautcœur.