Publiée en France par les éditions Tristram depuis 2013, l’autrice anglaise Nina Allan a construit, à travers nouvelles et romans, une œuvre métissée, fruit du mélange des genres, où science-fiction et fantastique font bon ménage avec le réalisme. Les bons voisins, son dernier livre, a toutes les apparences d’un polar avec crime sordide, coupable trop évident et reprise de l’enquête des années plus tard. Il est d’ailleurs qualifié de « premier roman noir » de l’auteur par les éditions Tristram, mais qu’en est-il réellement ?
Nina Allan, Les bons voisins, traduction de l’anglais par Bernard Sigaud, Éditions Tristram, 312 pages, 23,90 €
Dans ses deux premiers recueils de nouvelles, Nina Allan utilisait la science-fiction et le fantastique comme des éléments augmentant sa vision d’une réalité complexe et labyrinthique, faite de voyages dans le temps dans Complications, et de mise en abyme dans Stardust, à travers les liens plus ou moins ténus qu’entretiennent tous les personnages du recueil avec une actrice iconique du cinéma de genre.
Son roman La fracture utilisait la disparition d’une jeune fille et son retour apparent vingt ans plus tard comme prétexte, là encore, à la suppression des barrières entre les genres, le quotidien d’une adolescente britannique étant bouleversé par le récit extraordinaire que lui faisait sa sœur de ses années d’absence durant lesquelles, en passant par une faille de l’univers, elle s’était téléportée sur la planète Tristane. Réalité et fiction s’entrecroisaient et s’entrechoquaient à travers les voix des deux sœurs, avec l’aide d’éléments fictionnels pour l’histoire de la sœur disparue et de rapports de police, de coupures de presse et d’extraits de documentaires pour l’autre, les récits s’enchâssant les uns dans les autres à la manière des poupées gigognes, laissant à la fin du roman le lecteur étourdi et échoué sur une plage imaginaire.
Dans le roman suivant, Le créateur de poupées, Nina Allan maniait l’emboîtement à la perfection. Andrew est un homme de petite taille, artiste fabricant de poupées à Londres. Solitaire, il entame une correspondance avec Bramber, une femme qui travaille dans un institut psychiatrique en Cornouailles. Elle est plangonophile, c’est-à-dire qu’elle aime et collectionne les poupées, et elle se passionne pour une artiste d’avant-guerre polonaise, Ewa Chaplin, elle aussi créatrice de poupées, et autrice . Très vite, Andrew décide d’aller rejoindre Bramber pour la sortir de sa clinique.
Le roman entremêle alors le voyage d’Andrew, raconté à la manière d’une quête chevaleresque, les lettres envoyées par Bramber et cinq nouvelles d’Ewa Chaplin extraites de ses Neuf contes de fées modernes, des textes étranges, histoires sombres remplies de nains aux destins tragiques et de fêtes foraines inquiétantes, des contes noirs pour l’écriture desquels Nina Allan s’est inspirée, entre autres, des textes du grand écrivain polonais Bruno Schulz.

Encore une fois, la romancière superpose différentes approches narratives, jusqu’à les faire s’entrelacer parfaitement pour des noces chimiques étranges et fascinantes, tout en insérant des éléments apparemment parasites dans le récit, pages de romans, coupures de presse, extraits de documentaires ou nouvelles d’une autrice inventée, qui précipitent le lecteur dans un univers fictionnel kaléidoscopique dont Nina Allan maitrise parfaitement les codes et les règles.
Conquest mettait ensuite en scène Frank, un développeur en informatique passionné de Bach et persuadé que de nombreux signes notamment musicaux, permettent de décrypter le monde. Il se laissait influencer par un groupe complotiste et disparaissait. Sa petite amie engageait alors une détective privée pour le retrouver. A l recherche d’indices, l’enquêtrice découvrait un livre, La Tour de John Sylvester, longue nouvelle d’un auteur fictif reproduite intégralement dans le roman, dont Frank et ses amis complotistes se persuadaient qu’elle contenait un message caché.
L’histoire de cette nouvelle est une mise en abyme vertigineuse dans laquelle le personnage principal veut écrire un texte à propos d’un détective privé enquêtant sur la disparition d’un homme complotiste. Nina Allan s’amuse, rend hommage au Philip K. Dick du Maitre du Haut-Château, et affirme son intérêt pour les emboîtements narratifs de plus en plus complexes tout en démontant brillamment les rouages du complotisme.
Toujours chez Tristram vient de sortir le nouveau livre de Nina Allan, Les Bons voisins, « premier roman noir » de l’autrice, comme le qualifie son éditeur français. Catherine est disquaire à Glasgow pour subvenir à ses besoins, et photographe par passion. Elle y apprend le triple assassinat d’une de ses amies, de sa mère et de son petit frère, un crime apparemment commis par le père, John Craigie, qui mourut dans un accident de voiture peu après.
Ayant le projet de faire un livre sur les « maisons du crime », elle part pour Bute, l’île écossaise sur laquelle, avec sa meilleure amie Shirley, elle a passé une partie de son adolescence vingt ans auparavant. La jeune femme revient sur les lieux du crime, pour faire des photos de la maison, pour éclaircir les zones d’ombre autour du mari, dont la culpabilité n’est pas si évidente, et pour renouer avec son passé à travers le souvenir des moments vécus avec son amie disparue.
Dans le premier chapitre, très réussi, du roman, Nina Allan nous montre les deux adolescentes, quittant l’île, en cachette des parents et prenant le ferry pour aller faire du shopping et trainer dans les bars à Glasgow. Et l’on saisit immédiatement les différences sociales existant entre les deux jeunes filles et l’admiration amoureuse qu’avait Catherine pour Shirley, qui voulait désespérément quitter l’île tout en sachant qu’elle ne le ferait sans doute jamais, tandis que l’autre ne se posait pas la question, sachant qu’elle le ferait.
Le père de Shirley est un type étrange, fruste, peut-être brutal. Menuisier ébéniste, il a construit pour ses enfants une maison de poupée, reproduisant exactement en miniature, au détail près, leur habitation. Shirley la déteste et voudrait la voir brûler : comme lorsque Twelve Oaks flambe dans Autant en emporte le vent. Mais Les Bons voisins étant un roman de Nina Allan, il est tout à fait normal que cette maison de poupées ait son importance plus tard dans l’histoire.
Une jeune femme habite aujourd’hui dans la maison du crime et Catherine, en l’intéressant à l’histoire du lieu, va nouer avec elle une étrange relation, presque amoureuse. Alors, le père était-il le coupable de ce crime atroce ? Si oui, pourquoi l’a t-il commis ? Sa femme, si effacée, avait-elle un amant ? Si oui, est-ce par jalousie qu’il l’a tuée ? L’accident de voiture qui a coûté la vie au père était-il un suicide déguisé ?

C’est en se posant ce genre de questions et en se promenant sur l’île, en se souvenant de son adolescence que Catherine va tenter de comprendre ce qui s’est passé là vingt ans auparavant et aussi de donner un sens à sa vie qui, à Glasgow, n’en a pas beaucoup pour le moment. L’île, elle va l’arpenter de long en large, tentant de retrouver les dernières personnes, amis ou voisins, ayant connu la famille Craigie.
Et puis elle se souvient des réponses de Shirley, l’une des dernières fois où elle l’a vue, peu de temps avant sa mort, à sa question : « Ton père croit aux fantômes ? (…) Pas vraiment à des fantômes. Des êtres dans les bois, comme des kelpies, des bonnets rouges ou des trucs du même genre ». Des créatures qui lui font peur : « C’est pour ça qu’on ne peut rien bouger dans la maison sans qu’il prenne un coup de sang. Il penserait que c’est les bonnets rouges qui déplacent les trucs, qu’ils sont planqués sous les lames de parquet ». Catherine se demande alors si John Craigie ne s’est pas cru possédé par ces esprits, ces « bons voisins » des croyances populaires qui l’auraient poussé à commettre le triple crime.
L’enquête entamée à partir de faits bien réels se transforme en une étrange quête où la folie côtoie le merveilleux, et Nina Allan se délecte à distiller des éléments apparemment fantastiques dans cette histoire criminelle, allant jusqu’à convoquer l’image de Richard Dadd, ce peintre anglais passionné par les elfes et les fées, qui, se croyant possédé par eux, égorgea son père et passa le reste de sa vie en hôpital psychiatrique.
Et c’est là où, malheureusement, le bât blesse un peu. Car, comme dans ses autres livres, Nina Allan ajoute, superpose même, à la thématique première du roman, en l’occurrence une enquête policière dans laquelle la protagoniste principale tente de résoudre une énigme liée à son passé, d’autres propositions susceptibles d’enrichir l’histoire, de pervertir le réel et d’enchanter le lecteur.
Mais dans Les Bons voisins, les incursions de l’imaginaire censées pimenter le fait divers et ajouter un aspect fantastique à ce récit criminel ilien, ne sont que des gadgets, des accessoires narratifs attirant un moment le lecteur, sans que jamais ils ne s’agrègent véritablement à l’histoire pour ouvrir une dimension cachée et donner cette impression de réalité augmentée, si prégnante dans les livres précédents de l’autrice.
Roman policier plutôt que roman noir, car le récit se termine par la résolution d’une énigme et la désignation du coupable d’un crime, Les Bons voisins a l’avantage de permettre d’entrer sans difficulté dans l’univers complexe et fascinant de Nina Allan, mais il faut ensuite lire ses autres livres, romans et nouvelles, pour en apprécier toute la richesse.
