La pénitentiaire recrute

En concentrant son intrigue sur les seuls personnels pénitentiaires d’un établissement lambda, Guillaume Poix tente de nous dévoiler une autre vision de « la case noire » de notre société. Son roman, à force de vouloir « documenter » la prison, rate sa cible et concentre en une nuit de multiples histoires de vie et une improbable série d’événements dramatiques : violence sur détenu, arrivée d’un VIP « criminel en série », incendie, suicide d’un jeune détenu, etc. À trop vouloir sociologiser et psychologiser, l’auteur nous perd dans son labyrinthe trop bavard.

Guillaume Poix | Perpétuité. Verticales, 336 p., 22 €

Comment écrire la prison ? Comment faire savoir ce qui s’y passe ? Comment rendre compte de cette institution républicaine où aujourd’hui la surpopulation a atteint un niveau record, avec plus de 87 000 détenus. Il y a d’abord les témoignages d’incarcération, à commencer par ceux de Serge Livrozet, les analyses des sociologues, le travail des photographes et l’immense corpus littéraire. La littérature africaine-américaine est pleine de ces sombres récits derrière les barreaux.

En France, certains qui sont passés par le trou écrivent dans les pas de Jean Genet ; à partir des années 1980, d’autres qui y sont entrés pour animer des ateliers d’écriture rendent compte de leurs « expériences ». D’autres encore, plus rares, se lancent sans filet, et nous livrent des récits dont ils sont absents. Le cinéma et les séries TV ont beaucoup popularisé le genre. Comme le dit le surveillant Aziz, l’un des personnages de Perpétuité, commentant l’arrivée prochaine d’une équipe de cinéma dans l’établissement pénitentiaire, la prison « ça les passionne », et d’ajouter : « mais pas nous en tout cas ! »

Il est rare, en effet, que le point de vue des surveillants, des « matons », soit au centre des films, études et récits (à l’exception de la remarquable série d’HBO, Oz, à laquelle Jean-Loup Rivière avait consacré un petit essai passionnant). Guillaume Poix relève ce défi et on s’en réjouit : les personnels pénitentiaires ont une école, une histoire délaissée (on préfère les détenus) et une mémoire (de moins en moins active). Ils travaillent pour nous, ils gèrent la politique pénale. Alors, un livre dont ils sont les protagonistes, forcément, ça donne envie. Et l’écrivain évite les poncifs – les matons violents, racistes, aigris. Il nous emmène à leur rencontre.

Guillaume Poix part des images diffusées en boucle sur internet : en 2024, le meurtre à bout portant d’agents de l’administration pénitentiaire à une barrière de péage de l’autoroute A13, lors de l’évasion d’un détenu extrêmement dangereux. Qui sont ces femmes et ces hommes que l’on ne voit que lors d’une extraction sanglante ?

Guillaume Poix ; Perpétuité, Verticales.
« Un plan qui se déroule sans accroc » (Strasbourg) © CC0/Zéphyrios/Flickr

Force est de reconnaître que les « surveillants » n’existent que lorsqu’ils sont agressés ou qu’ils manifestent et bloquent les prisons, grippant le circuit pénal, privant les détenus de visites, pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail que la surpopulation génère. Alors l’écrivain a enquêté. Au vu des remerciements en fin de volume, il a écouté, semble-t-il, beaucoup de ces personnels, gradés ou non, qui « surveillent » pour nous celles et ceux que l’on a décidé de mettre à l’ombre.

Guillaume Poix nous prend par la main et nous fait entrer dans une maison d’arrêt avec l’un d’entre eux, Pierre, un surveillant-chef, en début de soirée. Pierre gare sa voiture sur le parking, y laisse son portable, arrive devant la porte, montre son badge, passe les contrôles et rejoint le vestiaire. Là, il enfile son uniforme sans oublier son gilet anti-lame, là il devient agent pénitentiaire – on découvrira au fil des pages qu’on n’appartient pas à l’administration pénitentiaire, l’AP, que lorsqu’on passe les portes de la taule, c’est tout le temps, ça vous colle, ça vous prend votre vie, vos sentiments, vos émotions, votre personnalité. On le comprend d’autant mieux que Pierre va passer avec ses collègues une nuit d’enfer.

Ce choix de l’unité de temps et de lieu, de ces douze heures où l’on est enfermé avec eux sans que ce qui fait en premier lieu la dureté du travail de ces agents, à savoir la routine, soit évoqué – la nuit, il n’y a ni extraction vers le palais de justice, ni visite d’avocats, ni consultation à l’unité sanitaire, ni promenade, ni enseignement – empêche le récit, le fige, en une série de saynètes narrées non sans talent : le plaisir de partager les lasagnes cuisinées par un membre de l’équipe, contrebalancé par les tensions et jalousies entre certain.e.s, les discussions sur « l’incident » survenu l’après-midi, quand une surveillante, Kim, a violemment claqué la porte d’une cellule, blessant grièvement le détenu…

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

On découvre peu à peu une petite communauté composée d’un panel type : le « méchant », Igor, qui n’aura pas la moindre émotion lors du suicide par pendaison de Bachir, un jeune détenu ; Bianca, la directrice modèle qui, de chez elle, veille sur ses troupes, avec loyauté et dans le respect de la loi ; Harissa, la déléguée FO, qui défend son syndicat au risque de diviser ; Bébel, qui aime blaguer même dans les pires circonstances ; ou encore la vive Kim… Antillais, Kabyles, Berbères, natifs de Saint-Étienne, toutes et tous passent cette nuit qui n’en finit plus dans les couloirs, les coursives et au PCI, le point névralgique de la surveillance.

Mais au fil des heures, des événements de plus en plus tragiques vont avoir lieu : il faudra monter sous la pluie sur le toit pour aller chercher un paquet largué par un drone dont on suspecte qu’il contient une arme – mais le revolver s’avère être une pipe à chicha –, il faudra éteindre un incendie déclenché dans une cellule du quartier disciplinaire (QD) et emmener, avec l’équipe des « beaux pompiers », le détenu intoxiqué à l’hôpital – après avoir craint qu’un célèbre prisonnier ait tenté d’en finir à la veille de son procès aux assises. Il faudra ensuite s’occuper du gamin qui s’est pendu avec un drap (« code blanc » dans le jargon), assister le légiste et recevoir le procureur, participer à la réunion de débrief… 

Guillaume Poix ; Perpétuité, Verticales.
Un couloir de prison (Beechworth, Australie) © CC-BY-4.0/Petra Benstend

Et quand, dans cette chaude nuit d’avril, un temps mort a lieu, Guillaume Poix glisse les souvenirs des uns et des autres, leurs angoisses et leur conscience – ils savent qu’ils font un sale boulot mais ils tentent de le faire le mieux possible. Elles et ils hésitent à démissionner, le concours de la police nationale est trop dur, et puis c’est confortable, cette petite communauté, comme dit l’un des protagonistes.

Ainsi, l’un imagine une stèle pour les surveillants morts dans l’exercice de leurs fonctions, tandis qu’une autre évoque longuement l’expérience qu’elle fit de « jouer » la détenue dans un établissement avant son ouverture afin de le tester et, à l’occasion, de prendre conscience du caractère insupportable de l’incarcération. Un autre rappelle les grandes luttes, comme en 1992, après la mort d’un agent, l’historique dépôt des clés ou le non moins mémorable mouvement de 2018.

Si le roman de Guillaume Poix déçoit, c’est que cette surcharge nous empêche de ressentir les émotions de ces femmes et hommes qui côtoient la détention. L’enfant à la maison pris d’une fièvre soudaine et inquiétante, comme les amours contrariés ou encore les parcours personnels complexes et douloureux de chacun, nous laissent de glace.

En refermant ce livre, en remontant dans la voiture de Pierre le matin venu, on quitte une fois encore la prison, en se disant que décidément elle demeure un objet romanesque au mauvais sens du terme, avec ses personnages attendus et ses événements obligés et que le cours ordinaire des jours en détention côté surveillants, une fois de plus on ne le connaîtra pas.