Ancien joueur de football au centre de formation du Montpellier Hérault Sport Club, l’écrivain et danseur Mathieu Tulissi Gabard tisse dans Footboys le récit d’une reconversion professionnelle précoce. La vocation littéraire y apparaît comme le remède au système footballistique.
Si le football constitue un fait social total, ses représentations littéraires contribuent, ne serait-ce que modestement, à la constitution d’un imaginaire qui définit le regard que porte la société sur ses mythes modernes. Les écrits parus ces dernières années maintiennent largement le partage symbolique entre les champs sportif et intellectuel. Parler du foot, nous dit Jean-Philippe Toussaint dans Football (2015), ce serait parler du « monde », du « vrai », coupé des « intellectuels », où l’on assumerait la « régression », portée par l’atmosphère du stade. À l’image du roman Dans la foule de Laurent Mauvignier (Minuit, 2006), les écrivains emboîtent le pas à la sociologie (historique), en s’intéressant principalement aux effets de résonance générés au stade. La revendication d’une posture de profane va de pair avec le maintien d’une fracture, supposée infranchissable, entre les mondes de l’écrit et du sport. Ces lignes de partage entre « intellectuels » et « footeux » reflètent l’absence de porosité entre ces deux champs.
Par l’expérience des deux mondes, Mathieu Tulissi Gabard est le premier à transcender ces dichotomies en littérature. Poète, performeur et danseur, l’auteur raconte dans son roman Footboys sa trajectoire au centre de formation du Montpellier Hérault Sport Club. Récit rétrospectif, il y retrace son recrutement par les agents du club en 2001, son départ du foyer familial en région parisienne à l’âge de quinze ans, les désillusions, qui ne se font pas attendre, face au « rêve » de devenir footballeur, et enfin sa décision de quitter le système de formation. La professionnalisation précoce mène les jeunes apprentis du monde du foot « vers l’industrie ». Comme le souligne son auteur dans un entretien, le récit se propose de faire voir « ce que l’institution du football et du centre de formation produit sur les corps et les esprits des enfants ».
L’entrée dans le système professionnel du football signe la fin des aspirations du jeune garçon, des « imaginations » du fan qu’a été Mathieu lui-même dès ses « premiers ballons » : « la musique de la Ligue des champions, l’indétrônable musique-de-la-Ligue-des-champions, porteuse et enthousiasmante, stimulante, confortable, un appel, un clairon qui sonne, une convocation de l’univers, la musique du destin qui me chante toutes les énergies sont tournées vers cet événement, le monde s’y rassemble, voici l’importance, notre raison d’être, c’est ainsi que nous faisons société, ainsi nous nous lions et vivons des moments forts, c’est important, c’est haut, c’est beau, ça nous élève / quelques années plus tard, la musique de la Ligue des champions me rappelle la musique de Hunger Games ».

L’ambition sociologique du roman s’incarne dans le dispositif polyphonique de la narration. Dans une grande partie du livre, le narrateur délègue le récit à ceux qui, à l’époque, constituaient son entourage, c’est-à-dire à ses coéquipiers, ses parents, ou encore ses anciens entraîneurs. Réalisée à partir d’interviews rétrospectives, l’enquête narrative fait ainsi ressortir le difficile processus de subjectivation qui s’opère au sein du centre de formation. Entre les rêves des parents et la promotion d’une attitude virile par ses coéquipiers – Rémi : « j’ai déclenché mon instinct de survie pour pouvoir vivre mon rêve » –, l’instance narrative laisse à d’autres le soin de configurer l’expérience du jeune apprenti footballeur, dans ses multiples facettes. Par sa polyphonie, le récit montre en creux la variété des trajectoires, biographiques et spirituelles, qui se rencontrent au sein des équipes de football. Le récit expose autant la fragilité des différents joueurs qui y prennent la parole que leur faculté de discernement extraordinaire, à l’instar de Rémi qui constate : « j’ai jamais trouvé qu’c’était une chance, c’est pas une chance, c’est j’dois souffrir pour louper c’que j’ai envie d’faire, c’est d’la loterie, faut qu’je souffre pour pas y arriver, […] c’est incohérent ».
Ce qui s’en dégage, c’est l’intériorisation de différentes formes d’angoisse, bien éloignées de l’apparente sérénité attendue des joueurs que préconise un système faisant taire toute incertitude : « j’avais besoin d’être entendu et accompagné, besoin de comprendre ce qui me traversait, rien de cela ne s’est passé, tout cela a été mis sous le boisseau, tu, terré, oublié ». Jouant « la peur au ventre », le narrateur découvre, à quinze ans, la « misère affective » dans un « désert de soin psychologique ». Gabard fait par ailleurs le lien entre formation sportive des footballeurs et service militaire, rapport symbolique que Ouissem Belgacem avait lui aussi établi dans Adieu ma honte (2021), coécrit avec Éléonore Gurrey. Ce roman décrivait l’homophobie qui gangrène le monde footballistique, thème également central dans Footboys. Cherchant à échapper à cet environnement anxiogène, Mathieu s’invente différentes stratégies de « fuites », de « désertion », afin de pouvoir passer ses week-ends en famille ou avec ses amis, loin de Montpellier : « très rapidement j’espère me blesser pour rentrer chez moi les week-ends […] / il y a l’histoire de ce gars à l’armée qui se coupe un doigt pour être réformé / un autre qui se met de la poussière dans les yeux / […] moi je me blesse pas volontairement, je veux dire consciemment, en tout cas la préméditation est plus floue et l’acte inattendu, c’est davantage inconscient, je souhaite, j’aimerais bien, ça se réalise / […] souvent le corps traduit clairement ce que le corps refuse d’énoncer ».
Cette peur est multiple. Ce n’est pas que la crainte de faire un mauvais match, de lire la déception sur le visage de ses coéquipiers ou de ses entraîneurs. Il s’agit surtout de la peur de devoir devenir footballeur, afin de ne pas « quitter [s]on privilège-aux-alouettes », et de profiter de son talent. Ces réflexions rétrospectives, s’inscrivant sous forme de poèmes en prose dans la trame romanesque, s’ajoutent à la structure polyphonique du roman. Celle-ci s’apparente finalement au dispositif thérapeutique sous-jacent au projet littéraire de Gabard. Il s’agit pour lui de s’approprier ce passé, non révolu, qui le travaille : « pendant l’écriture j’ai découvert un enfant en détresse, abandonné à l’âge de seize ans, qui pleurait encore, pétrifié, en colère mais qui ne savait pas la dire, un enfant oublié / cette impression que je revenais de vingt ans d’exil / que j’ouvrais les yeux sur vingt ans de dépression larvée ». Ce n’est donc pas par hasard que les médecins et kinés sont les seuls avec lesquels le jeune narrateur établit une relation de confiance. Ce sont eux qui auraient, en partie, déclenché la vocation artistique de Mathieu : « c’est clair que tu as une sensibilité artistique qui cherche à s’exprimer ».
La littérature compte des milliers de récits d’expériences abordant l’impact des systèmes d’excellence sur le bien-être des jeunes aspirantes et aspirants. Or, le football, jusqu’ici, n’en avait pas produit. Nous disposons, certes, de quelques autobiographies, comme celle de Vikash Dhorasoo (Comme ses pieds, 2017) qui raconte l’adolescence du joueur au Havre Athletic Club, avant qu’il n’intègre l’Olympique lyonnais et, plus tard, le Milan AC. Mais la revendication littéraire du récit de Gabard est nouvelle. Alors que la biographie sportive aspire à la linéarité d’une trajectoire menant à la consécration d’une « carrière » – hagiographie moderne –, l’autofiction, telle qu’elle se présente dans Footboys, se propose de reconstituer un savoir expérientiel, qui n’est dicible qu’en littérature. Empruntant aux récits des « transfuges de classe », à la position parasitaire de ses protagonistes, le roman s’inscrit dans la veine autofictionnelle des dernières années, en inversant radicalement les présupposés de cette dernière : ici, le monde littéraire (et intellectuel ?) n’est plus associé à l’élite à laquelle on prétend, mais paraît être la voie, thérapeutique, vers une vie en marge de l’esprit élitiste : « j’ai pris ma retraite à l’âge de seize ans ». Il faut imaginer le « poète de rue » heureux qu’il est devenu.
Ancien joueur de football au centre de formation du Hertha Berlin et de l’Équipe nationale d’Allemagne (U15-U17), Jonas Nickel est aujourd’hui chercheur au Centre Marc-Bloch ainsi que doctorant à l’EHESS et à l’université Humboldt de Berlin. Ses recherches portent sur les usages sociaux et politiques de la littérature.
