Le ventre et le volcan

Après Partout le feu (Verdier, 2022), Hélène Laurain poursuit son œuvre exigeante, où l’écriture cherche la forme la plus exacte possible pour atteindre la vérité de ce qu’elle a à dire. Ici, l’expérience de la maternité croise les inquiétudes climatiques et le temps météorologique. Tout est une question de proportions et elles prennent des dimensions gigantesques, presque fantastiques.

Hélène Laurain | Tambora. Verdier, coll. « Chaoïd », 192 p., 18,50 €

Au centre du roman, le volcan Tambora fait le lien entre le premier et le deuxième livre d’Hélène Laurain. Partout le feu évoquait directement la menace écologique, les luttes politiques autant que les résistances intimes à la catastrophe. Il le faisait dans une forme remarquable, scandée, oralisée, percutante et versifiée. Le nom Tambora, qui donne son titre à ce nouveau livre, réunit un événement aux conséquences climatiques innombrables et le parti pris d’un vocable sonore, annonçant une forme tout aussi vibrante.

Le Tambora est un volcan des Petites îles de la Sonde, en Indonésie, dont l’éruption en 1815 a eu des répercussions dans le monde entier pendant plusieurs années. Tout est démesuré dans cette histoire : la base du volcan fait soixante kilomètres de diamètre, soit plus que la presqu’île sur laquelle il se tient, cette base se situant sous le niveau de la mer. La caldeira (la chaudière formée par l’irruption) a un diamètre de six kilomètres et on estime que l’éruption a fait passer le sommet de 4 300 m d’altitude à 2 850 m. « Le Tambora […] se décapitait lui-même alors qu’il vomissait des colonnes de feu des jours durant. » C’est la plus violente éruption volcanique enregistrée par la mémoire humaine et elle illustre la chaîne des conséquences qu’un tel épisode provoque : outre les dégâts sur place (langues de feu et pluie de cendres qui recouvrent les villages et les habitants, détruisant intégralement la culture autochtone), des tsunamis se produisent et précipitent des vagues sur des côtes lointaines ; les cendres et les aérosols résultant de l’explosion se répandent sur la planète et couvrent pendant plus d’un an une partie des rayons du soleil.

L’année 1816 est réputée la plus froide enregistrée en Europe, où l’on parle « d’année sans été », et partout ailleurs dans le monde. Les récoltes sont détruites, la famine fait des centaines de milliers de morts. Le pire, c’est qu’on ne comprend pas ce qui se passe. On croit à la fin du monde. On prie, on pleure, on attend. « Longtemps, on ne trouve aucune explication à cette année. Personne ne soupçonne que le Tambora pourrait en être responsable. On ne le prouvera qu’un siècle plus tard. C’est grâce aux instruments météorologiques utilisés pour mesurer les retombées nucléaires qu’on le prouvera enfin, lors de la guerre froide. »

Hélène Laurain, Tambora
Hélène Laurain © Alexander Abdelilah

Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on ne sait pas. Les répercussions du réchauffement climatique sont mesurées et connues. L’humanité s’est ménagé une sorte de Tambora planétaire et s’est assise sur la chaudière. Mais le volcan est en même temps une allégorie de la manière dont l’existence continue à se répandre, les corps à se vider, le présent à se dilater. La narratrice est prise dans ce trouble : devoir dire clairement la catastrophe à ses filles, les avoir mises au monde sans savoir si elles pourraient toujours respirer – « respirer socialement, politiquement, financièrement aussi, dans le monde que nous vous proposons » –, et témoigner pourtant de leurs vies jetées vers l’avant, ses filles d’abord flottantes à l’état d’embryon, puis villes en expansion, « mes filles, amples comme les villes ». L’écriture n’est pas là pour résoudre ce conflit mais pour délivrer la puissance contradictoire, mythologique, du Tambora : force destructrice et mouvement tellurique de chaque corps en vie.

Tambora est le livre des changements d’état. Hélène Laurain écrit le corps des femmes qui se vide, se remplit, abrite parfois des fœtus morts, parfois des petits corps bien vivants. Des corps qui excrètent, se vident, se répandent en sang, en grandes eaux, en restes, en débris, en placenta. Des corps de bébés qui pleurent, vomissent et crachent. « Je pourrais m’allonger sur ce sol, sous la table, m’étirer jusqu’à fondre », écrit la narratrice. Avec la maternité, le temps devient mou au contact des corps mous. C’est un monde de sensations dont l’écriture tente de palper la fugace intensité.

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De toutes les choses si courantes de la vie des femmes prises toutes ensemble, Hélène Laurain dit la démesure. Elle écrit le poème des cellules, élabore une physiologie du mou, décrit la césarienne comme jamais je ne l’ai lue, rappelle que l’allaitement n’est pas toujours une partie de plaisir. Il y a du lyrisme et de la trivialité, de l’inquiétude et beaucoup d’humour. Dans le cabinet d’un gynécologue qui lui reproche d’avoir pris trop de poids dans ses premiers mois de grossesse, elle s’imagine transformée en ogresse le dévorant tout cru – dans une scène drolatique qui doit autant aux illustrations de Gargantua qu’à l’émission de la cuisinière Maïté suçant avec délectation des ortolans. Mais les changements d’état du livre ne sont pas seulement ceux des mères, c’est aussi ceux des enfants, qui ici sont des filles : « Je suis mère de filles. Leurs corps seront scrutés, découpés des yeux, évalués, menacés, suivis, classés. Par défaut, leur parole vaudra moins. […] Mes filles, il faudra apprendre à vous défendre. Nous devons apprendre à nous défendre ». C’est pourquoi, parfois, les femmes inventent des monstres – clin d’œil de la narratrice-ogresse à Mary Shelley.

L’épigraphe empruntée à Ursula K. Le Guin n’a pas une pure fonction décorative comme l’ont parfois les épigraphes dans les livres. La citation évoque tous les récits qui sont faits avec des lances, des épées, des bâtons, « toutes les choses avec lesquelles on peut cogner et piquer et frapper ». Elle appelle de ses vœux de nouvelles histoires formées sur le contenant, ce qu’Hélène Laurain à sa suite présente comme des « fictions-paniers », celles qui permettent de raconter, de se raconter et qui permettront à ses filles de le faire.

Les fictions-paniers, ce sont :

– De la prose et de la poésie cousues ensemble ;

– Le goût des aliments, leur devenir liquide, les choses bonnes et les jolies choses, mais aussi les choses sales, un peu dégoûtantes, qui emplissent le quotidien des mères et dont on oublie souvent de parler ;

– Des sacs immenses « avec dedans beaucoup de quotidien, quelques catastrophes, et toutes les choses entre les deux ; des germes d’utopie aussi, des boutures douces auxquelles s’accrocher » ;

– Des comptes invraisemblables et des monstres de contes ;

– Des contenants pour la lumière, qui ne l’éteignent pas ;

– Des phrases qui laissent des traces.